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21 décembre 2017

Climat : Les promesses de la finance

Les acteurs financiers prennent à présent conscience du risque climat.

La prise de conscience du risque systémique que représente le changement climatique est désormais bien ancrée chez les acteurs financiers. Pour autant, leur mobilisation n’est clairement pas à la hauteur de l’enjeu. Mais peuvent-ils sortir seuls de la spirale court-termiste des marchés ?

« I’m going to give you a speech without a joke, I’m afraid*. » C’est par ces mots que Mark Carney, pourtant réputé pour son sens de l’humour, a commencé son discours le 29 septembre 2015 au siège des Lloyds à Londres.

Le sujet de l’intervention du gouverneur de la Banque d’Angleterre et président du Conseil de stabilité financière du G20 ? L’impact potentiellement catastrophique du changement climatique sur le monde de la finance. Mark Carney n’y usait pas de détour : « Climate change is the Tragedy of the Horizon**. » Pour lui, cette menace systémique se déclinait en trois risques principaux, aujourd’hui repris par tous.

[traitement;requete;objet=article#ID=1455#TITLE=Les trois grandes familles de risques]

*« J’ai bien peur de vous faire un discours sans aucune blague »

**« Le changement climatique est la tragédie de l’horizon »

Une mobilisation internationale

Mark Carney insistait sur le formidable levier de changement que la finance représente pour se sauver elle-même, mais aussi pour sauver la planète des conséquences de l’évolution climatique. Même si ses mots ont particulièrement marqué les esprits, les acteurs financiers n’ont pas attendu 2015 et la COP 21 pour se mobiliser. Témoins de cette prise de conscience, les multiples coalitions dans lesquelles se regroupent des dizaines, parfois des centaines d’investisseurs d’envergure internationale (Global Investor Coalition on Climate Change, Portfolio Decarbonization Coalition, Aiming for A, Montreal Carbon Pledge, Climate Action 100+…). Et mieux vaut unir ses forces car les défis sont nombreux pour cesser de financer des entreprises émettrices de gaz à effet de serre (GES).

Première étape pour les investisseurs : obtenir des entreprises qu’elles calculent leur empreinte carbone. Un exercice extrêmement complexe pour ces dernières car elles ne doivent pas, loin de là, se limiter à leurs émissions directes. Ce n’est qu’à l’aide de ces informations délivrées par les entreprises que les investisseurs peuvent alors mesurer leur propre exposition carbone, via ces « émissions financées ». À eux ensuite d’agir, soit par un dialogue « activiste » avec les entreprises, soit par un désinvestissement pur et simple.

Enfin, une fois ces capitaux libérés, ils peuvent les consacrer à des investissements favorisant la transition énergétique. Tel est le parcours qu’est censé suivre tout investisseur responsable.[traitement;requete;objet=article#ID=1457#TITLE=Les 3 scopes pour mesurer]

Des cadres encore peu contraignants

En appui de ces coalitions volontaires, le Conseil de stabilité financière du G20 a mis en place la Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD). En juillet dernier, la TCFD a publié ses recommandations pour définir un cadre au reporting climat. De son côté, la Commission européenne a créé le High Level Expert Group (HLEG), avec pour mission notamment d’améliorer les conditions de développement d’une finance verte. Au niveau national, seule la France a, à ce jour, donné un cadre législatif à ces démarches avec l’article 173-6 de la loi de transition énergétique. Une loi très peu directive toutefois : pas de méthodologie imposée et, surtout, un principe du « comply or explain » qui permet aux investisseurs de ne pas répondre, à condition seulement d’expliquer pourquoi… Les 60 plus gros investisseurs institutionnels « doivent » donc désormais rendre compte de leur gestion des risques climatiques et de leur contribution au financement de l’économie verte, tandis que 840 institutions financières « doivent » rapporter sur la façon dont elles intègrent les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance.

Un difficile passage à l’acte

« Le mouvement est vraiment lancé », assure Christian Thimann, à la fois coprésident de la TCFD, président du HLEG et senior advisor auprès du président d’Axa. Avant d’ajouter : « Mais ça va prendre du temps. La situation n’est plus noire, mais elle est encore grise. Les recommandations de la TCFD suscitent des retours très positifs mais aussi beaucoup d’interrogations sur les scénarios à suivre : la technologie sera-t-elle prête, la réglementation évoluera-t-elle ? »

Au seul niveau hexagonal, la mise en œuvre de l’article 173-6 soulève de vastes difficultés. D’après une étude Novethic1 réalisée sur les reportings des 100 premiers investisseurs institutionnels français, seuls 15 % sont des « acteurs engagés » et 31 % sont encore aux « abonnés absents ». L’ONG WWF a, dans une autre étude2, jugé qu’aucun des 16 principaux assureurs français n’a donné aux épargnants des informations transparentes et compréhensibles. Même si l’assurance française « dispose d’un socle solide pour progresser et que 60 % des assureurs prennent en compte les critères ESG-Climat dans leurs décisions d’investissement », Stéphane Pénet, directeur du pôle assurances de dommages et de responsabilité de la FFA, est lucide sur le chemin à parcourir : « Nous avons émis 18 recommandations. Les deux premières sont l’appropriation de ces nouveaux enjeux par la gouvernance et le développement d’expertises internes au sein des entreprises d’assurance. » Du côté des Principles for Responsible Investment (PRI), initiative lancée par l’ONU et rassemblant 1 800 investisseurs internationaux, le constat est le même : 74 % des investisseurs déclarent certes percevoir le changement climatique comme une des principales tendances de long terme, mais 17 % seulement l’intègrent dans leurs allocations d’actifs et seul un tout petit noyau de 8 % formalisent un suivi du risque carbone dans les contrats de délégation (étude Novethic de juillet 2017).

Un gap gigantesque avec les besoins réels

Cette inertie, c’est inévitable, se chiffre en centaines de milliards de dollars, qui continuent à financer et/ou assurer des entreprises carbo-intensives. Selon le rapport Insuring Coal no More de la coalition d’ONG Unfriend Coal, le montant des investissements dans les combustibles fossiles de 55 assureurs leaders en Europe et aux États-Unis s’élèverait à 590 milliards de dollars, dont 59 rien que pour Allianz (novembre 2017). Ce même rapport chiffre à 20 milliards de dollars le montant global des désinvestissements déjà réalisés par les assureurs dans l’industrie du charbon. Et les promesses se sont multipliées lors du récent sommet One Planet Summit. Un début ? De nombreuses ONG maintiennent la vigilance et pointent les pratiques des banques et des assurances.

[traitement;requete;objet=article#ID=1461#TITLE=les annonces du one planet summit]

 

[traitement;requete;objet=article#ID=1459#TITLE=Green washing : gare aux ONG !]Mais « la sortie du noir » seule ne suffira pas. Encore faut-il aussi investir dans le vert. Là, de nouveau, la route est longue. En 2016, moins de 290 milliards de dollars ont été investis dans les énergies vertes selon Bloomberg New Energy Finance. En 2017, le marché des obligations vertes (dédiées à des projets à bénéfice environnemental) était certes de plus de 220 milliards, mais c’est une goutte d’eau par rapport aux 90 000 milliards du marché obligataire mondial. L’effort à fournir est donc gigantesque : pour Mission 2020 – initiative lancée par Christiana Figueres, secrétaire exécutive de la CCNUCC3 jusqu’en 2016 –, plus de 800 milliards de dollars d’investissements privés seraient nécessaires chaque année. Quant à la Banque mondiale, elle estime qu’au cours des quinze prochaines années « l’économie mondiale devra investir quelque 89 000 milliards de dollars dans les infrastructures pour les villes, l’énergie et l’aménagement du territoire ainsi que 4 100 milliards de dollars supplémentaires pour la transition verte ». Les recommandations livrées par le HLEG début 2018 devraient aider à relever ce défi mais l’alerte sonnée par le groupement de chercheurs Global Carbon Project en pleine COP 23 montre l’urgence de la situation : en 2017, les émissions de GES ont de nouveau augmenté. Juste avant, l’ONU adoptait pour la première fois un vocabulaire catastrophiste, parlant d’écart alarmant entre les engagements (non contraignants) pris à la COP 21 et ce qu’il faudrait faire.

Trade, trade, trade

Alors pourquoi, malgré l’extrême gravité de la situation, les choses n’avancent-elles pas nettement plus vite ? « Partout on entend “trade, trade, trade”, alors qu’il faudrait dire “invest, invest, invest”, déplore Christian Thimann. La technologie du trading haute fréquence nous pousse au court terme. Et la réglementation ne nous aide pas : elle se concentre aussi sur la stabilisation du système à court terme et pousse à la liquidité. » Également incriminée parce qu’ultra court-termiste, la gestion indicielle, qui est en plein essor. Or le CAC 40 est « l’un des indices (hors indices sectoriels, NDLR) les plus carbonés au monde avec une empreinte climatique de + 5,4 °C et aucun indice de marché n’est d’ailleurs aligné sur l’objectif de + 2 °C », alerte Hervé Guez, directeur de la recherche et de la gestion actions et taux de Mirova, la filiale dédiée à l’investissement responsable de Natixis Asset Management. Autre handicap majeur : la non-implication de la gouvernance. Les dirigeants, jugés principalement sur le rendement, sont plus enclins à maximiser les profits immédiats qu’à s’inquiéter de la « tragédie de l’horizon » pourtant annoncée.

Court terme versus long terme

Le combat court terme versus long terme est bien le cœur du problème. « Les impacts catastrophiques du changement climatique se projettent au-delà de l’horizon habituel du business et des banques centrales ; quand le danger sera présent, il sera trop tard. Le futur sera derrière nous », explique Mark Carney dans un autre discours, « Resolving the climate paradox » (septembre 2016). Les assureurs se trouvent dans une situation particulièrement schizophrénique : d’une part, assurer et investir (dans) des entreprises qui contribuent au réchauffement climatique et, d’autre part, assurer des particuliers et des entreprises contre les conséquences de ce réchauffement. En résumé : favoriser la cause des risques pour lesquels ils couvrent leurs clients. Conséquence absurde de ce premier paradoxe : ces risques pourraient en perdre leur caractère aléatoire, ce qui remettrait en cause le fondement de l’assurance et rendrait des parties entières de l’économie non assurables.

[traitement;requete;objet=article#ID=1473#TITLE=Aux frontières de l’assurabilité ?]

La clé de l’ensemble des solutions ? « Arrêter de penser l’environnement comme une externalité du système productif », posent les économistes Djellil Bouzidi, Alain Grandjean et Mireille Martini, auteurs de l’étude Régulation financière et urgence climatique (Terra Nova). La priorité des priorités pour Alain Grandjean, également auteur avec Pascal Canfin et Gérard Mestrallet d’un rapport remis au gouvernement en 2016 : la taxation des émissions de GES et donc un vrai signal prix-carbone. Ce n’est pas tout : « Les normes comptables n’intègrent pas la détérioration du capital naturel. La première mesure est d’activer la partie climat dans les bilans, ajoute Djellil Bouzidi. Cela implique de renforcer la présence et la défense des intérêts publics dans les instances normatives comptables européennes. » En un mot, une révolution que seuls les pouvoirs publics sont à même de conduire.

L’appel aux régulateurs

« Aussi longtemps que le risque systémique lié au carbone ne sera pas correctement intégré dans les cadres réglementaires (…), ce sera toujours l’affaire de quelques acteurs responsables faisant de leur mieux au sein d’un système financier qui n’est pas conçu dans une perspective durable », déclarait déjà Henri de Castries, alors PDG d’Axa, en 2015. « Une déclaration forte qui ne doit pas pour autant occulter les pressions tout aussi fortes mais non visibles exercées par d’autres acteurs dans le sens inverse », commente Alain Grandjean. En attendant, rien n’a changé et il reste bien difficile de reprocher aux acteurs privés leur attentisme, tant que la régulation ne les contraint pas. Alors pourquoi les pouvoir publics ne mettent-ils pas en œuvre une politique climatique ambitieuse ? « 80 % de l’énergie primaire vient aujourd’hui des énergies fossiles, pose Alain Grandjean. Si les dévalorisations d’actifs sont trop rapides, imaginez les répercussions d’un mouvement de panique sur des marchés irrationnels : c’est l’explosion en plein vol de la bulle “fossile”. Le cœur du risque systémique est là. C’est pour cette raison que la direction générale du Trésor freine. » Le résultat est tout aussi irrationnel : « On finit par avoir plus peur de la chute des marchés que des catastrophes climatiques ! Dans ce contexte, il est gravissime qu’on ne parvienne pas à prendre la série de mesures qui stabilisent le système financier, à commencer par la régulation du trading haute fréquence. Il suffirait d’installer un délai minimum, de l’ordre d’une seconde, entre deux exécutions. »

Éviter que le succès ne soit un échec

En attendant, ce risque systémique pour la finance le serait aussi pour l’équilibre social et politique. La transition ne doit donc pas se faire trop vite, pour éviter que le paradoxe « Success is failure », formulé par Mark Carney, ne se réalise. Mais elle ne doit pas non plus se faire trop lentement, car la température monte. Le mouvement naissant de la justice climatique aidera-t-il les gouvernements à trouver le bon rythme ? En mai 2017, l’ONU a recensé près de 900 cas de litiges, en grande majorité menés contre les États dans 24 pays4.

(1) 173 nuances de reporting, Focus sur les investisseurs institutionnels, Novethic, novembre 2017.
(2) Des épargnants lost in translation, WWF France, novembre 2017.
(3) Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques
(4) Rapport The Status of Climate Change Litigation.

[traitement;requete;objet=article#ID=1463#TITLE=Interview de Denis Kessler, actuaire agrégé IA, PDG de Scor]