Entretien avec Bruno Rousset
« La science du risque n'est pas une science exacte »
l'actuariel : Lorsque vous avez créé April, en 1988, vous souhaitiez réformer le monde de l’assurance. Vingt-six ans après, avez-vous atteint votre objectif ?
Bruno Rousset : Pour savoir si un objectif est atteint, il faut regarder s’il se traduit dans les chiffres et dans la croissance de l’entreprise sur l’ensemble de la trajectoire. Voir si la qualité du service, la simplification de la vie du client, que nous avons voulues au départ, et l’offre produits, sont là. Après notre création, nous avons connu une accélération de notre croissance car nous avons su trouver notre place dans la chaîne de valeur de l’assurance, entre les assureurs et les distributeurs (courtiers et agents). Notre succès s’est fondé sur deux facteurs fondamentaux de différenciation : l’innovation produits et un très haut niveau de qualité de service rendu au client.Ce que nous avons fait au départ en santé prévoyance, nous l’avons dupliqué sur d’autres branches d’activités : l’assurance individuelle puis collective. Notre champ d’intervention est vaste avec une tarification segmentée. Nous avons fondé notre stratégie sur des niches de produits comme, par exemple, les risques aggravés automobile ou les assurances affinitaires (plaisance, moto…), ainsi que les produits destinés aux expatriés. Notre groupe est organisé en sociétés expertes dans leur niche de marché, qui travaillent au quotidien à innover et à simplifier la vie des clients.
l'actuariel : Comment, dans un marché mature, April parvient-il à innover ?
B.R. : L’innovation ne se décrète pas. Il faut créer des conditions pour qu’à un moment donné il y ait un croisement inattendu, entre des personnes ou des événements, qui engendre une autre façon de voir le marché. C’est ce que nous avons fait avec l’assurance emprunteur. Au départ, il s’agissait d’un marché collectif proposé par les banques. Nous nous sommes demandé s’il n’y avait pas une opportunité d’aborder le marché par l’assurance individuelle. Cette démarche passe par la capacité à créer de nouveaux segments en introduisant des paramètres de tarification avec des prix plus attractifs pour certaines catégories de clients et davantage de services. Par exemple, dans le domaine des risques professionnels, nous avons construit une offre responsabilité civile décennale pour les entreprises du bâtiment de moins de 500 000 euros de chiffre d’affaires. Elle rencontre beaucoup de succès car, traditionnellement, cette couverture est proposée à des tarifs élevés par les assureurs professionnels, qui opèrent des segmentations moins fines que les nôtres. Cela suppose bien sûr d’avoir de bons actuaires !Le positionnement sur des niches comme les malussés auto et les risques aggravés procure des données techniques et marketing plus pertinentes. La segmentation, voire l’hypersegmentation en est facilitée, et cela nous donne un avantage concurrentiel déterminant face aux assureurs généralistes.
l'actuariel : Le digital encourage-t-il l’innovation ?
B.R. : Oui, forcément. À plusieurs niveaux. Le digital est un catalyseur dans la stratégie de conception de nos offres et du développement de notre service client. D’abord pour analyser le comportement du client en direct, lorsqu’il effectue un devis sur Internet. Ce parcours client est analysé jusqu’à la souscription. Pour gérer les nouveaux comportements, nous avons mis en place une équipe dédiée dirigée par une Chief Digital Officer. Par ailleurs, nous numérisons la gestion des contrats, ce qui permet aux clients d’avoir accès à leur dossier dans leur espace assuré. Cela n’est pas encore vrai pour toutes nos sociétés mais nous en prenons le chemin. Le digital est aussi un élément du « cross canal » puisque nous vendons aujourd’hui de trois manières complémentaires : par le réseau physique (courtiers, agents ou dans notre réseau de boutiques) ; par téléphone ou en 100 % Internet. Ce dernier canal représente encore une part modeste du marché mais il devrait se développer. La stratégie digitale est précieuse car elle donne au client un choix supplémentaire pour accéder aux offres et aux services du groupe. Enfin, le digital est un catalyseur pour nos équipes, qui changent leur façon de penser et de travailler, et prennent davantage de risques.
l'actuariel : Que pensez-vous de l’analyse comportementale particulièrement prisée des assureurs ?
B.R. : Nous travaillons sur ces sujets, nous expérimentons pour voir ce que l’on peut faire ou pas, notamment auprès des jeunes automobilistes. Mais nous restons prudents vis-à-vis du Big Data. La donnée est un élément mais il est intéressant de voir la façon dont elle est élaborée. Si l’on prend l’exemple des montres connectées, il faut une grande discipline pour que les données soient fiables. Si c’est l’individu qui fait la sélection, cela n’a plus la même valeur. C’est une limite. De même dans le domaine de la santé. Ce n’est pas parce ce que vous aurez capté le nombre de pas et les battements du cœur d’une personne que vous en saurez plus sur son état de santé. Car il existe de nombreux autres paramètres non captables comme ceux de l’héritage génétique… Au final, il s’agit d’un sujet extrêmement complexe et les interactions sont difficiles à analyser.
l'actuariel : Cette utilisation des données personnelles pose-t-elle un problème éthique ?
B.R. : Non, je ne pense pas, car le client est dans une démarche volontaire : il accepte de livrer ses données. À terme, il y aura peut-être un renforcement de la réglementation. Il faut rappeler qu’en France, il est interdit aux assureurs d’accéder aux données médicales. Un autre frein peut venir du client lui-même si les données issues des réseaux sociaux sont exploitées de façon tellement négative que cela peut lui devenir préjudiciable. Aujourd’hui, nous assistons à l’emballement vis-à-vis de ces technologies, mais, au final, que va-t-il rester de toutes ces expérimentations ?
l'actuariel : Comment travaillez-vous avec les actuaires ?
B.R. : J’ai le plaisir de présider l’Isfa, qui forme de très bons actuaires. Stéphane Loisel, professeur dans cette école, est au conseil d’administration d’April. Nous employons les actuaires dans le cadre du pilotage technique des portefeuilles pour la gestion de Solvabilité II. Notre souhait est de les faire travailler sur l’innovation produits, ce qui ne fait pas toujours partie de leur formation. Nous avons besoin d’eux pour analyser les portefeuilles un peu trop mutualisés et sur lesquels il faut segmenter pour redonner de la compétitivité au produit. Quant à l’avenir du métier, il y a beaucoup de perspectives car nous sommes dans un secteur où les compétences en matière de mathématiques et de statistiques sont précieuses. Il s’agit de savoir les combiner avec celles des informaticiens pour bien exploiter les bases de données. Ainsi, concernant nos courtiers, pour optimiser notre animation, il est nécessaire de faire des assemblages avec les portefeuilles de leurs clients et d’établir les corrélations pertinentes pour que nos propositions commerciales rencontrent au mieux leurs besoins.
l'actuariel : Que pensez-vous de Solvabilité II ?
B.R. : Il y a de bonnes et de moins bonnes choses. Sur le plan prudentiel, les tests Orsa, etc., sont positifs. Mais il y a une partie trop théorique, des aspects où le législateur est probablement allé trop loin. La science du risque n’est pas une science exacte. Un degré de confiance excessif généré par des modèles peut même être dangereux. N’oublions pas le syndrome du cygne noir, un événement exceptionnel dont le coût financier est prohibitif et que personne n’a jamais rencontré mais qui finit par se produire.
l'actuariel : Vous vous êtes beaucoup engagé lors du débat sur l'Accord national interprofessionnel (ANI). Qu'en est-il désormais ?
B.R. : Quelques mots d'histoire pour rappeler le contexte : début 2012, un an avant la promulgation de la loi, nous nous sommes inquiétés de la prolifération des clauses de désignation dans les accords de branches professionnelles (ces clauses permettent que toutes les entreprises d’une même branche soient liées avec un même organisme de prévoyance désigné par le contrat négocié au niveau de la branche par les partenaires sociaux). Le marché se concentrait progressivement sur quelques institutions de prévoyance instaurant de fait une situation de monopole au détriment des compagnies, des mutuelles, des courtiers et des entreprises comme la nôtre. April a donc pris l’initiative de créer une association pour rassembler les différents protagonistes visés, qui a rapidement saisi l'Autorité de la concurrence. Cette dernière nous a suivi dans notre raisonnement basé sur l’entorse au droit de la concurrence. Mais lors de la transposition de l'ANI du 11 janvier 2013 dans la loi, le ministre du Travail de l'époque, Michel Sapin, a réintroduit les clauses de désignation au mépris de la volonté des partenaires sociaux qui ouvraient la possibilité du choix par les entreprises de l’organisme assureur. Nous avons fait saisir le Conseil constitutionnel par des parlementaires, qui a sanctionné le projet du ministre. Finalement, la volonté des partenaires sociaux a pu être respectée. Aujourd'hui, nous ressentons de façon positive cette réglementation dans notre activité car nous avons vingt ans d’expérience en assurances collectives (notamment TPE et PME). Or sur ces produits prévoyance et surtout santé, il faut être capable de gérer du sur-mesure en collectif en combinant les contrats collectifs socles, les renforts individuels et la possibilité de moduler la cellule familiale à couvrir.
l'actuariel : Vous souhaitez faire plus de la moitié de votre chiffre d’affaires à l’international dès 2020. Comment ?
B.R. : Aujourd’hui, nous sommes présents dans 37 pays et nous visons une croissance interne sur deux axes. D’une part, les assurances de la mobilité (expatriés, assurance voyage, étudiants à l’étranger), qui est un marché important. D’autre part, en dupliquant notre modèle grossiste aux marchés de niche sur lesquels nous avons de l’expertise et en l’adaptant au marché local. Par ailleurs, nous n’excluons pas des acquisitions d’opportunité également sur ces deux domaines.
l'actuariel : Vous êtes très engagé dans le développement de l’entrepreneuriat en France notamment via le fonds Evolem. Y a-t-il dans ce domaine des raisons d’espérer ?
B.R. : Oui. La France a des atouts car nous avons du potentiel et des d’idées même si nous ne savons pas les exploiter aussi bien que les Américains. Par ailleurs, c’est lorsque l’on est dans la difficulté que l’on trouve de nouvelles voies de développement. Nous y arriverons et le pessimisme n’est pas la bonne réponse à la situation actuelle du pays.
l'actuariel : Être à Lyon dans un pays centralisé comme la France, est-ce une difficulté ?
B.R. : En étant à Lyon, nous avons fait des choses que nous n'aurions pas pu faire en étant à Paris où l'on reste toujours dans les mêmes cercles. L'innovation, c'est aussi changer de monde, voir autre chose, ne pas être influencé toujours pas les mêmes personnes. Être à Lyon nous a apporté une distance bénéfique.