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16 septembre 2016

Entretien avec Jean Lemierre

Brexit, solvabilité, révolution digitale… Le président de BNP Paribas répond à l'actuariel

 

« Nous attendons des actuaires rigueur et imagination »

 

L’actuariel : Faut-il s’inquiéter d’une remise en question de la construction européenne du fait du Brexit ?

Jean Lemierre : Nous sommes plus forts ensemble qu’isolés. Les Britanniques viennent de voter pour sortir de cette œuvre collective qu’est la construction européenne. À titre personnel, je le regrette mais c’est une décision qui a été prise à l’issue d’un processus démocratique clair. Elle s’impose désormais à eux. L’Europe, elle, continue à se construire. La zone euro a bâti des institutions crédibles : une grande monnaie de réserve et de transaction, une banque centrale respectée et, depuis la crise, un système de supervision bancaire commun. C’est un processus d’intégration positif et créateur d’avenir. Les quatre principes fondamentaux que sont la circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes en font un ensemble cohérent et puissant dont il est nécessaire d’engager un sursaut.

L’actuariel : L’Europe va-t-elle garder son attractivité aux yeux des investisseurs étrangers ?

J. L. : Le premier élément d’attractivité de l’Europe est sa stabilité. Celle-ci repose sur une profonde aspiration à la paix et à la sécurité. C’est une zone extrêmement moderne, innovante et tournée vers l’extérieur. La sortie du Royaume-Uni ne change pas les ordres de grandeur macroéconomiques de l’Europe, dont le marché intérieur est comparable à celui des États-Unis.

L’actuariel : Pourtant, la place financière de Londres va se retrouver à l’extérieur des frontières européennes. Quelles seront les conséquences ?

J. L. : Il est trop tôt pour le dire. Ce sera l’un des enjeux de la négociation. Il s’agira de trouver le bon point d’équilibre entre, d’un côté, l’intérêt économique du Royaume-Uni, qui suppose le libre accès au marché intérieur, et, de l’autre côté, le désir exprimé par les Britanniques à travers le référendum de ne plus vouloir la libre circulation des personnes.

L’actuariel : Des taux durablement bas bouleversent le modèle de l’assurance-vie en euro, contractent les marges nettes d’intérêt des banques et en même temps soutiennent l’activité de crédit. En net, jouent-ils un rôle positif selon vous ?

J. L. : La politique monétaire est décidée par la Banque centrale en toute indépendance, c’est une donnée exogène pour nous. La courbe des taux plate a effectivement un impact sur l’épargne et le fonctionnement du système financier, c’est à nous de nous adapter. La politique monétaire a pour objectif une évolution des prix convenable et un soutien à la croissance. Cette dernière repart, grâce à une consommation également stimulée par la baisse du prix des matières premières. Cela déclenche une dynamique vertueuse en termes d’investissements et, dans un second temps, d’emploi. Relayée par des politiques structurelles comme celles mises en œuvre par un certain nombre de pays, notamment la France, cette politique a des effets positifs. BNP Paribas, avec un modèle d’activité à la fois diversifié et intégré, s’adapte. Nous disposons ainsi de relais comme le cash management ou le placement obligataire.

L’actuariel : Parallèlement, la transformation digitale des établissements financiers s’accélère. Comment cela se traduit-il dans un groupe de 190 000 personnes comme BNP Paribas, qui se retrouve face à la réactivité des fintech et des assurtech ?

J. L. : Pour un groupe comme BNP Paribas, procéder à des adaptations technologiques est une démarche naturelle. L’enjeu est de devancer les aspirations des clients et l’évolution de la concurrence. C’est ce qui guide toute modernisation. Il faut veiller à développer et à repérer les innovations et à les incorporer intelligemment dans des structures, des lignes de métier par construction plus lourdes. On a pour cela des équipes en contact permanent avec les fintechs et qui cherchent la meilleure articulation possible avec notre offre de services.

L’actuariel : En quoi consiste cette articulation ?

J. L. : Je pense que l’on oppose trop les mondes digital et physique. Certains clients veulent exclusivement l’un ou l’autre mais la plupart veulent les deux : de l’information disponible partout et à tout moment, de la concurrence, mais aussi du conseil humain. Apporter ce conseil suppose de bien connaître le client, même si celui-ci ne vient qu’une fois par an en agence. Notre défi est donc de proposer, à tout moment, le meilleur des deux mondes.

Par ailleurs, l’activité bancaire est assez sophistiquée et elle suppose le respect de règles éthiques et déontologiques très importantes. Le digital doit être compatible avec l’exigence en termes de « conduct » que nous menons, que ce soit pour nos clients particuliers comme entreprises.

 

[traitement;requete;objet=article#ID=1235#TITLE=« Conduct » : une éthique pour la finance ?]

L’actuariel : De quelle manière le digital peut-il aller à l’encontre de ces pratiques de « conduct » ?

J. L. : En offrant un mauvais service à un client. Une des caractéristiques du digital est par exemple de mettre en ligne des produits conçus par d’autres acteurs. Je pense ainsi qu’il existe des limites à la distinction entre fabrication et distribution des produits financiers. Le client demande d’abord du conseil et, pour l’apporter, il faut connaître parfaitement le produit pour pourvoir en rendre compte, l’adapter aux besoins et le gérer dans la durée.

L’actuariel : Quel rôle peut jouer une banque universelle comme BNP Paribas dans le mouvement de désintermédiation auquel nous assistons ?

J. L. : Les régulateurs ont souhaité que le financement passant par l’intermédiaire des bilans bancaires se réduise. Or l’économie doit être financée. Il faut donc développer les marchés de capitaux efficients. Les outils à disposition sont l’émission de dette ou de fonds propres en placement public ou privé et la titrisation. À mes yeux, l’origination des actifs continuera à être prise en charge par les banques, qui connaissent leurs clients et savent structurer ces financements. La réforme en cours de notre banque d’investissement vise à répondre à ces évolutions. En revanche, ces financements pourront être portés par des structures disposant de capitaux à long terme : compagnies d’assurances, caisses de retraite, fonds d’investissement… De ce point de vue, il serait souhaitable que la réglementation permette aux assureurs, sans prendre des risques inconsidérés, d’investir davantage dans l’économie productive.

L’actuariel : Dans les prêts aux PME par exemple ?

J. L. : Non. Économiquement et sociologiquement, le financement des PME est une grande activité des banques car elles comprennent les besoins des entreprises, savent gérer humainement la relation et s’adapter aux possibles aléas. C’est pourquoi il est préférable de garder ces prêts au bilan des établissements bancaires.

L’actuariel : Qu’attendez-vous du régulateur en matière de titrisation ?

J. L. : Il faut faciliter l’acquisition des titres par les investisseurs gérant l’épargne à moyen et long terme des Européens. Cela concerne principalement les contraintes en capital de ces investissements et les règles juridiques qui s’imposent à la structuration de ces émissions. Il s’agit de trouver le bon équilibre entre qualité et sécurité, et la capacité des collecteurs d’épargne longue à acquérir les titres.

L’actuariel : Le Comité de Bâle travaille à la finalisation de Bâle III, que certains banquiers qualifient de « Bâle IV ». Comment regardez-vous les travaux en cours sur le ratio de solvabilité ?

J. L. : Même si l’objectif de moindre intermédiation existe, les banques conservent un rôle essentiel dans le financement de l’économie. Or les efforts consentis au niveau de la solvabilité et de la liquidité depuis 2008 sont considérables. Le secteur bancaire européen est engagé dans un mouvement de restructuration très important et qui prend du temps. Il correspond à la mise en œuvre des réformes souhaitées ces dernières années. Parallèlement, la croissance repart et il faut la financer. Ne l’étouffons pas ! Laissons d’abord aux établissements le temps de s’adapter tout en finançant la croissance et l’emploi.

L’actuariel : Qu’attendez-vous des actuaires au niveau de vos différents métiers ?

J. L. : Leur rôle est fondamental mais difficile : ils prédisent l’avenir d’une manière rationnelle, documentée et organisée, grâce à des informations de grande qualité et à des modèles éprouvés et soumis à la critique. C’est essentiel pour des métiers à long terme comme celui de banquier, en particulier dans un monde où les scénarios les plus improbables se réalisent. Nous attendons donc des actuaires rigueur et imagination, mais aussi un sens de la responsabilité. Ils fournissent en effet des guides de décision très importants, tant sous l’angle réglementaire que stratégique. Enfin, il faut savoir aller au-delà des chiffres et des modèles, et intégrer la vie avec la dimension imprévisible inhérente à toute activité humaine.

L’actuariel : L’utilisation des modèles par la réglementation prudentielle des banques comme des assurances ne va-t-elle pas trop loin ? Le Comité de Bâle lui-même commence à remettre en cause le recours aux modèles internes…

J. L. : La rationalisation de l’approche du risque est un grand progrès. Si tous les risques sont mis sur un pied d’égalité, cela pousse à se positionner sur les plus rémunérateurs. En décidant, à travers Bâle II, de pondérer les risques, le Comité de Bâle a donc incité à des comportements plus vertueux. Mesurer le risque exige une grande rigueur. Pour autant, c’est un domaine profondément humain. Il ne s’agit donc ni d’avancer ni de reculer dans notre utilisation des modèles mais plutôt d’ajouter une compréhension de leurs limites et une réflexion d’une nature différente, plus personnelle.