Retour au numéro
Vue 675 fois
18 décembre 2015
Faut-il refonder la protection sociale ?
Le débat sur la réforme de la Sécurité sociale est ouvert.
Les fondements mêmes du système ne correspondent plus à la structure de la société française. Rappelons qu’à sa création, la Sécurité sociale devait protéger « le travailleur et sa famille » ! Image d’Épinal qui a depuis longtemps déjà volé en éclats sous la pression conjuguée de l’évolution des modes de vie et du marché du travail. Aujourd’hui, « les prestations et les protections ne permettent pas d’accompagner efficacement les nouvelles trajectoires », affirment certains experts1 : les jeunes pour lesquels l’insertion professionnelle est longue, complexe et incertaine, les femmes (plus rarement les hommes) qui tentent de concilier maternité et vie professionnelle, les couples qui se trouvent paupérisés par une séparation ou un divorce… Jusqu’à parvenir, « pour les moins protégés », à une forme de relégation sociale. [traitement;requete;objet=article#ID=1125#TITLE=Le rude constat de la Cour des comptes]
Les risques couverts ont eux aussi évolué. À commencer par le « risque » retraite, qui « d’aléa assez peu probable en 1945, est devenu une quasi-certitude », remarque Julien Damon, sociologue, professeur associé à Sciences Po. « La retraite n’est plus un risque, mais un âge souhaité, et le risque a été transféré du 3e au 4e âge ». Mais la branche dépendance de la Sécurité sociale, elle, n’existe toujours pas, alors que le financement des retraites lui-même est de moins en moins assuré, malgré de multiples « réformes » poussées par les gouvernements successifs. « Le risque maladie, lui, est devenu de plus en plus prédictif », poursuit Julien Damon. Parallèlement, la contribution de l’assurance-maladie se porte davantage vers les personnes atteintes d’affections de longue durée (ALD), qui représentent largement plus de la moitié du total des dépenses. L’évolution démographique ne tire pas l’édifice dans le bon sens : une personne sur deux de plus de 75 ans est en ALD. Quant à la politique familiale, qui n’est pas à proprement parler un risque, elle a changé d’objectif : il ne s’agit plus d’encourager la natalité mais de réduire la pauvreté et d’aider à concilier vie professionnelle et familiale.
Éric Verhaeghe va plus loin : selon lui, c’est le système tout entier qui a changé de logique. « En 1945, la Sécurité sociale était dominée par une logique de contributivité, aujourd’hui elle est régie par une logique de solidarité. De fait, soit je finance un régime qui ne me profite pas, soit je profite d’un régime que je ne finance pas. » Ce qui pourrait n’être, au fond, qu’un choix politique se heurte à la réalité économique : « Le système ainsi construit, compte tenu des données économiques, va à la banqueroute, puisque les considérations de solidarité nuisent aux revenus les plus élevés et qu’il n’y a plus d’encouragements à une logique vertueuse de gestion du risque. » Déjà, certains risques sont de moins en moins bien couverts, notamment en matière médicale (optique, dentaire…) Le bilan comptable n’est pas le seul à être négatif. « On a perdu le contrôle, plus personne ne s’occupe de la cohérence globale du système, on a créé des inégalités. Or, ce qui est important, c’est de garantir les mêmes droits pour tous », fait valoir Bruno Coquet. Julien Damon, lui, plaide pour la création d’un « guichet unique » sur le modèle de la Mutualité sociale agricole, qui permettrait de « digérer la complexité » et surtout de réaliser des économies de gestion.[traitement;requete;objet=article#ID=1129#TITLE=Mathias Matallah, actuaire qualifié IA, président du cabinet Jalma, spécialiste de la protection sociale]
Les assureurs sont bien placés pour apporter leur part de voix dans ce débat, en imaginant notamment de nouveaux produits qui répondent aux contraintes économiques actuelles : pourquoi ne pas développer, par exemple, en direction des travailleurs désormais « indépendants », des solutions qui ressemblent aux dispositifs créés par les assureurs à destination des mandataires sociaux ? Du côté de l’assurance-maladie, le développement de la médecine prédictive et préventive, la prévention des risques psychosociaux ou de l’absentéisme ouvrent aussi un champ nouveau aux assureurs, aux côtés d’une Sécurité sociale qui ne peut pas tout faire.
Pourtant, peu de propositions se font jour sur le sujet. La plus grande prudence semble être de mise. Et, paradoxalement, c’est Emmanuel Macron, ministre de l’Économie et des Finances, qui a remis sur la table le sujet des fonds de pension à la française début décembre ! « Aujourd’hui, nous sommes un peu comme l’antilope qui traverse un troupeau de lions », avance Eric Verhaeghe. Fragilisés par l’environnement de taux bas, les assureurs ont des préoccupations plus urgentes que d’assumer le rôle d’amortisseur social. Le nouveau régime réglementaire est lui aussi pointé du doigt. « Le moins que l’on puisse dire, c’est que les actifs et les passifs de retraite des compagnies d’assurances, avec Solvabilité II, c’est massacre à la tronçonneuse », appuie Yanick Philippon. « Tout converge pour conduire les compagnies d’assurances à arrêter de promouvoir les régimes de retraite, qui coûtent toujours plus cher ! Et si nous voulions que ces évolutions soient neutralisées en termes de consommation de capital, nous serions obligés de pratiquer des prix qui ne seraient plus du tout acceptables pour les entreprises et les salariés. » [traitement;requete;objet=article#ID=1127#TITLE=Les Français inquiets... mais frileux face aux réformes]
Enfin, réformer la protection sociale, quels que soient les acteurs impliqués, nécessite une impulsion politique. « On ne pas va faire d’ambages : pour réformer, on ne peut pas s’interdire de faire des perdants », pointe Bruno Coquet.
Créée en 1945, dans un pays ruiné par la guerre, la Sécurité sociale s’appuie sur des données et des principes qui ne sont plus d’actualité. L’évolution des risques couverts et du contexte socio-économique justifierait des réformes. Le débat est ouvert.
Le 70e anniversaire des régimes d’assurance maladie, famille et de retraite, créés en 1945, a suscité bien des interrogations sur l’état de santé réel de notre système de protection sociale. La situation financière, avec son déficit annuel équivalent à environ un demi-point de PIB, est certes un problème. Mais il faut également s’interroger sur les fondements et l’organisation de l’édifice. Depuis sa création, ce modèle a permis « de consolider la cohésion sociale, de lutter contre la pauvreté et d’amortir les effets des crises », comme le soulignent les auteurs de l’essai Refonder le système de protection sociale1. Mais il prend désormais l’eau de toutes parts. « Les gens ne s’y retrouvent plus », assure Bruno Coquet, économiste, expert associé auprès de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et de l’Institut de l’entreprise. Déficits en cascade, pertes de la cohérence globale du système, évolution des risques depuis 1945 : les maux sont de plusieurs ordres.Les fondements mêmes du système ne correspondent plus à la structure de la société française. Rappelons qu’à sa création, la Sécurité sociale devait protéger « le travailleur et sa famille » ! Image d’Épinal qui a depuis longtemps déjà volé en éclats sous la pression conjuguée de l’évolution des modes de vie et du marché du travail. Aujourd’hui, « les prestations et les protections ne permettent pas d’accompagner efficacement les nouvelles trajectoires », affirment certains experts1 : les jeunes pour lesquels l’insertion professionnelle est longue, complexe et incertaine, les femmes (plus rarement les hommes) qui tentent de concilier maternité et vie professionnelle, les couples qui se trouvent paupérisés par une séparation ou un divorce… Jusqu’à parvenir, « pour les moins protégés », à une forme de relégation sociale. [traitement;requete;objet=article#ID=1125#TITLE=Le rude constat de la Cour des comptes]
Un modèle qui repose sur le salariat
La fin du plein emploi, qui était de mise jusqu’au premier choc pétrolier, conduit à un autre changement de paradigme. Pierre Laroque, l’un des « pères » du système, avait coutume de dire que la Sécurité sociale allait conduire à la fin du chômage. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui se produit : le chômage est l’un des éléments de fragilisation les plus importants du système, sans doute avec l’allongement de la durée de vie qui menace les régimes de retraite. L’organisation du financement se voit aussi sapée par le développement de nouvelles formes de travail aux côtés du salariat : non seulement le chômage atteint un actif sur dix, mais encore les statuts précaires gagnent du terrain, entrepreneurs individuels, auto-entrepreneurs, indépendants… « Nous avons un modèle de Sécurité sociale qui repose sur le salariat, et le salariat est en train d’évoluer », constate Yanick Philippon. membre du Comité exécutif de Generali en charge des assurances collectives de la clientèle entreprises. Non sans conséquences : en France, la part du salaire dans la protection sociale est la plus élevée du monde industrialisé. La nature même du travail se transforme, souligne Eric Verhaeghe, fondateur de Parménide, cabinet spécialisé dans l’innovation sociale, et président de Tripalio. « On assiste à la privatisation des emplois. Ce qui faisait autrefois partie de la vie professionnelle peut mordre aujourd’hui sur la vie privée. Par exemple, je peux gagner de l’argent en prenant des passagers dans ma voiture personnelle. C’est une menace profonde qui pèse sur la Sécurité sociale : si cette notion devait perdurer, elle obligera à fiscaliser les contributions sociales. »Les risques couverts ont eux aussi évolué. À commencer par le « risque » retraite, qui « d’aléa assez peu probable en 1945, est devenu une quasi-certitude », remarque Julien Damon, sociologue, professeur associé à Sciences Po. « La retraite n’est plus un risque, mais un âge souhaité, et le risque a été transféré du 3e au 4e âge ». Mais la branche dépendance de la Sécurité sociale, elle, n’existe toujours pas, alors que le financement des retraites lui-même est de moins en moins assuré, malgré de multiples « réformes » poussées par les gouvernements successifs. « Le risque maladie, lui, est devenu de plus en plus prédictif », poursuit Julien Damon. Parallèlement, la contribution de l’assurance-maladie se porte davantage vers les personnes atteintes d’affections de longue durée (ALD), qui représentent largement plus de la moitié du total des dépenses. L’évolution démographique ne tire pas l’édifice dans le bon sens : une personne sur deux de plus de 75 ans est en ALD. Quant à la politique familiale, qui n’est pas à proprement parler un risque, elle a changé d’objectif : il ne s’agit plus d’encourager la natalité mais de réduire la pauvreté et d’aider à concilier vie professionnelle et familiale.
Éric Verhaeghe va plus loin : selon lui, c’est le système tout entier qui a changé de logique. « En 1945, la Sécurité sociale était dominée par une logique de contributivité, aujourd’hui elle est régie par une logique de solidarité. De fait, soit je finance un régime qui ne me profite pas, soit je profite d’un régime que je ne finance pas. » Ce qui pourrait n’être, au fond, qu’un choix politique se heurte à la réalité économique : « Le système ainsi construit, compte tenu des données économiques, va à la banqueroute, puisque les considérations de solidarité nuisent aux revenus les plus élevés et qu’il n’y a plus d’encouragements à une logique vertueuse de gestion du risque. » Déjà, certains risques sont de moins en moins bien couverts, notamment en matière médicale (optique, dentaire…) Le bilan comptable n’est pas le seul à être négatif. « On a perdu le contrôle, plus personne ne s’occupe de la cohérence globale du système, on a créé des inégalités. Or, ce qui est important, c’est de garantir les mêmes droits pour tous », fait valoir Bruno Coquet. Julien Damon, lui, plaide pour la création d’un « guichet unique » sur le modèle de la Mutualité sociale agricole, qui permettrait de « digérer la complexité » et surtout de réaliser des économies de gestion.[traitement;requete;objet=article#ID=1129#TITLE=Mathias Matallah, actuaire qualifié IA, président du cabinet Jalma, spécialiste de la protection sociale]
Un nouveau champ pour les assureurs
Alors, faut-il faire table rase du passé ? Plus facile à dire qu’à faire. « Google ne veut pas être assureur », remarque Julien Damon en réponse à ceux qui agitent le spectre d’une « Sécu 2.0 ». « Quant aux assureurs, ils ne géreront pas la solidarité ou la politique familiale. Mais en réalité, on ne sait pas inventer un meilleur système », affirme l’expert, « donc malgré ses défauts il faut le maintenir ». Yanick Philippon abonde dans son sens : « Même s’il est inconcevable de se satisfaire d’un déficit pérenne et d’une dette qui s’accumule dans le temps, je reste convaincu que la Sécurité sociale – complétée de régimes assurantiels obligatoires et facultatifs – est la moins pire des solutions. » En effet, souligne-t-il, « si le modèle de remplacement, c’est un système d’assurance privé pour chacun, de toutes façons il faudra le compenser par un système de redistribution par l’impôt ou un autre dispositif ». D’autres spécialistes comme Mathias Matallah, actuaire qualifié IA, président du cabinet d’actuariat Jalma, estiment, de leur côté, que l’urgence est de combler les déficits avant même d’entamer des réformes structurelles (lire entretien).Les assureurs sont bien placés pour apporter leur part de voix dans ce débat, en imaginant notamment de nouveaux produits qui répondent aux contraintes économiques actuelles : pourquoi ne pas développer, par exemple, en direction des travailleurs désormais « indépendants », des solutions qui ressemblent aux dispositifs créés par les assureurs à destination des mandataires sociaux ? Du côté de l’assurance-maladie, le développement de la médecine prédictive et préventive, la prévention des risques psychosociaux ou de l’absentéisme ouvrent aussi un champ nouveau aux assureurs, aux côtés d’une Sécurité sociale qui ne peut pas tout faire.
Pourtant, peu de propositions se font jour sur le sujet. La plus grande prudence semble être de mise. Et, paradoxalement, c’est Emmanuel Macron, ministre de l’Économie et des Finances, qui a remis sur la table le sujet des fonds de pension à la française début décembre ! « Aujourd’hui, nous sommes un peu comme l’antilope qui traverse un troupeau de lions », avance Eric Verhaeghe. Fragilisés par l’environnement de taux bas, les assureurs ont des préoccupations plus urgentes que d’assumer le rôle d’amortisseur social. Le nouveau régime réglementaire est lui aussi pointé du doigt. « Le moins que l’on puisse dire, c’est que les actifs et les passifs de retraite des compagnies d’assurances, avec Solvabilité II, c’est massacre à la tronçonneuse », appuie Yanick Philippon. « Tout converge pour conduire les compagnies d’assurances à arrêter de promouvoir les régimes de retraite, qui coûtent toujours plus cher ! Et si nous voulions que ces évolutions soient neutralisées en termes de consommation de capital, nous serions obligés de pratiquer des prix qui ne seraient plus du tout acceptables pour les entreprises et les salariés. » [traitement;requete;objet=article#ID=1127#TITLE=Les Français inquiets... mais frileux face aux réformes]
Ne pas s’interdire de faire des perdants
Et puis, comme souvent en France en matière d’épargne ou d’assurance, tous les regards finissent par converger vers l’assurance-vie. Avec ses 1 600 milliards d’euros d’encours, l’assurance-vie fait toujours figure de bas de laine favori des épargnants, y compris pour se préparer un complément de retraite ou faire face à un accident ou un souci de santé. Les choses évolueront peut-être quand les taux remonteront et que la préférence des épargnants ira à d’autres produits.Enfin, réformer la protection sociale, quels que soient les acteurs impliqués, nécessite une impulsion politique. « On ne pas va faire d’ambages : pour réformer, on ne peut pas s’interdire de faire des perdants », pointe Bruno Coquet.