Titriser à tout prix pour convaincre les institutionnels ?
La Commission européenne en a fait la première brique de son projet d’Union des marchés de capitaux. Mais la titrisation parviendra-t-elle à retrouver son éclat d’avant la crise ? Et à séduire des investisseurs institutionnels échaudés ? Elle devra pour cela faire peau neuve.
Dans l’air flotte encore une odeur de soufre. Huit ans après, la titrisation – l’instrument qui a rendu possible la crise des subprimes – est toujours boudée par les marchés en Europe. Les émissions n’y ont pas dépassé 214 milliards d’euros en 2015, contre 1 266 milliards aux États-Unis. Outre-Atlantique en effet, le financement de l’économie est aux trois quarts porté par les marchés contre un quart par les banques. En permettant de transformer des créances bancaires illiquides (prêts à l’habitat, crédits automobiles ou à la consommation…) en titres négociables, la technique de la titrisation est encore constitutive du système financier américain.
Inversement, en Europe, c’est le système bancaire qui assure historiquement le financement de l’économie. Mais, sous l’effet de dégonflement des bilans et du durcissement réglementaire consécutifs à la crise, il peine désormais à remplir ce rôle. C’est pourquoi à travers le projet d’Union des marchés de capitaux, les régulateurs européens souhaitent aujourd’hui diversifier les sources de financement de l’économie en faisant moins appel aux bilans des banques et davantage aux capacités des investisseurs institutionnels, par l’entremise des marchés financiers et en particulier de la titrisation.
Mais les rouages de cette technique sont grippés. Depuis le déclenchement de la crise, l’essentiel des titres émis sont conservés par les banques émettrices et utilisés pour la gestion de leurs liquidités (lire encadré, p. 27). Selon certains experts du FMI, les assureurs et les fonds de pension ne détiendraient par exemple qu’une infime partie des titrisations européennes de crédits automobiles, alors que ces mêmes investisseurs jouent un rôle essentiel sur ces marchés de l’autre côté de l’Atlantique (voir graphique p. 26). « Pour le financement de l’économie, il est important que la titrisation soit relancée et dispose d’un panel d’investisseurs beaucoup plus large qu’avant », confirme Xavier Parain, secrétaire général adjoint de l’AMF.
Entre attraction et répulsion…
En théorie, les produits de titrisation ne manquent pas d’intérêt pour les investisseurs institutionnels. « Ils apportent une diversification en donnant accès à des profils de risque et de rendement différents des obligations corporate classiques, témoigne Emmanuelle Nasse-Bridier, responsable des investissements en crédit pour le groupe Axa. Ils offrent une exposition plus macroéconomique : quand on acquiert un produit de titrisation, on achète la résilience d’un portefeuille composé d’une multitude de prêts, souvent aux particuliers, ce qui apporte de la stabilité. » À cette mutualisation des risques liée à la forte granularité des pools d’actifs sous-jacents – on parle souvent de plusieurs dizaines de milliers de prêts – s’ajoute une protection contre les défauts de remboursement permise par le tranching (lire encadré ci-dessous). Enfin, ce type de placements permet d’accéder à des rémunérations potentiellement intéressantes pour des investisseurs en quête de rendement.
Comment expliquer alors la grande absence des investisseurs institutionnels du marché de la titrisation ? C’est la mauvaise perception de ces produits qui est citée comme le premier déterminant de l’atonie du marché depuis la crise, selon une enquête menée à l’été 20141. S’ils étaient plus simples, plus transparents et plus standardisés, la confiance pourrait peut-être revenir. Tel est le pari de l’Europe, qui travaille à un « label » permettant de distinguer ce type d’opérations. Il devrait voir le jour dans les mois à venir (lire encadré p. 28). « Ce cadre vise à faire en sorte que les structures soient moins complexes, loin des extrêmes rencontrés pendant la crise des subprimes, et qu’elles reposent sur des créances homogènes dont on peut modéliser les comportements grâce à une transparence sur les données historiques, liste Emmanuelle Nasse-Bridier. Quant à la standardisation, elle permettrait de constituer des pools de transactions plus homogènes et faciliterait le développement d’un marché secondaire plus actif grâce à l’intervention de market makers sur des souches plus larges. »
Pas question pour autant, dans l’esprit des régulateurs, de revenir aux pratiques pré-crise qui voyaient les investisseurs se reposer entièrement sur les AAA délivrés massivement par les agences de notation aux tranches seniors. « Le caractère simple, transparent et standardisé (STS) d’une titrisation ne dispense pas les investisseurs de réaliser leur due diligence, insiste Paulo Gemelgo, actuaire certifié IA et directeur de la division expertise juridique, doctrine et gestion complexe à l’AMF. Comme dans le cas des fonds UCITS (OPCVM, ndlr), cela assure que le produit respecte un ensemble de critères mais l’acheteur doit l’analyser pour déterminer s’il correspond bien à ses objectifs, notamment en termes de gestion actif-passif, et à son appétence au risque. »
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Débat sur le partage des risques
Si elles sont perçues comme allant dans le bon sens, ces dispositions ne satisfont pas encore les différents acteurs. Dès le lendemain de la crise, la question du partage des risques entre la banque émettrice et l’investisseur avait été en partie réglée par l’obligation pour la première de conserver un échantillon des titres émis, selon le principe du « skin in the game » par lequel l’émetteur « joue sa peau ».
Mais le texte actuellement en débat grave dans le marbre une contrainte jugée minimaliste par certains. « Le texte maintient l’exigence de rétention de 5 % de l’opération par l’émetteur ou le sponsor pour éviter de reproduire le modèle “originate to distribute” qui a conduit à la crise. Ce niveau n’est pas assez élevé. Certains fonds de retraite réclament un minimum de 20 %, estime Frédéric Hache, directeur de l’analyse politique au sein du contre-lobby européen Finance Watch. Nous pensons aussi que cette rétention doit être prise sur l’ensemble des tranches et pas seulement les plus juniors pour véritablement aligner les intérêts des originateurs et des investisseurs. »
De son côté, l’AMF souhaiterait que les véhicules ad hoc utilisés pour le montage soient placés sous le contrôle d’une société de gestion régulée, à l’image des pratiques françaises en matière de gestion d’actifs. « Ce serait de nature à rassurer les investisseurs, estime Xavier Parain. D’une manière générale, plus on accroît les contraintes sur le produit lui-même, plus on pourra déverrouiller celles qui s’imposent aux investisseurs. »
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À la recherche d’une certification
Autre point de blocage majeur : la question de la certification qu’une émission respecte bien les critères STS (lire encadré, p. 28). Dans son premier jet, la Commission européenne avait en effet prévu que ce soit l’émetteur lui-même qui désigne son produit comme STS, à charge pour l’investisseur de vérifier qu’il en était ainsi. Une forme d’« autocertification » qui risquerait de gripper tout le système selon certains représentants de l’industrie : « Les critères sont complexes et certains sont sujets à interprétation, comme le fait de savoir si les crédits ont été originés dans le cours normal de l’activité de la banque, souligne Emmanuelle Nasse-Bridier. Vérifier ces critères de conformité est un exercice très différent de la due diligence que nous effectuons sur le profil de risque. Nous souhaitons qu’un tiers, dont ce serait la compétence propre, intervienne pour assurer cette certification, le travail d’analyse restant bien évidemment à la charge des investisseurs. » Le Conseil européen a entendu cette demande et a introduit l’option d’un tiers certificateur dans sa proposition, mais sans l’imposer. Les négociations continuent.
Enfin, un gros point d’interrogation demeure sur le traitement prudentiel de ces titrisations STS (lire encadré ci-dessous). L’idée est d’alléger les charges en capital jugées pénalisantes par les assureurs. « Les charges en capital sous Solvabilité II ne reflètent pas seulement le risque de défaut mais aussi la volatilité des prix, remarque Emmanuelle Nasse-Bridier. Elles demeurent très importantes au regard notamment des historiques et du nouveau cadre STS proposé. Si, grâce à ce cadre, nous arrivons à créer un marché plus profond, animé par des market makers, nous devrions parvenir à une plus grande stabilité des prix. » Et potentiellement à une moindre pondération.
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Quantité de données, source d’incertitudes multiples
Reste que, même simplifiée, la titrisation est un outil assez complexe qui nécessite d’importantes capacités d’analyse, tout à fait différentes de ce que mettent en œuvre les investisseurs institutionnels pour étudier le reste de leur poche fixed income. Il faut pouvoir traiter, de manière statistique, des dizaines de milliers de données historiques, les soumettre à des scénarios de stress et en déduire le comportement des cash flows dans le futur suivant des modèles fournis par le sponsor de l’émission et challengés par ceux des sociétés de gestion côté investisseurs. Pour quelle fiabilité ? « L’utilisation de la technique du tranching augmente les incertitudes liées au modèle utilisé », déclarait Paul Embrechts, professeur de mathématiques à l’ETH de Zurich lors d’un débat organisé en février 2015 par Finance Watch. Il pointait en particulier du doigt la difficulté de correctement modéliser le comportement des tranches mezzanines et la sous-estimation de l’impact des micro-corrélations sur la distribution des probabilités de défaut entre les différentes tranches. « Une titrisation non tranchée distribue le risque sur un mode normal, plus facile à gérer que le risque catastrophe corrélé porté par les tranches seniors », précise Frédéric Hache.
Fonds de prêts : une titrisation nouvelle génération
Et si la solution était donc de ne plus recourir au tranching ? « Plus la structure est simple, moins l’attention de l’investisseur sera distraite et plus il pourra se concentrer sur l’analyse du sous-jacent », argumente Frédéric Hache. De fait, en France, la titrisation non tranchée rencontre un succès croissant sous l’impact du décret d’août 2014 instituant les fonds de prêts à l’économie et de la promotion qui en a été faite à travers les fonds de place Novo2 et Novi, initiés par la Caisse des dépôts. Le véhicule juridique utilisé pour ces fonds est un organisme de titrisation. L’Observatoire des fonds de prêts à l’économie estime à 20 milliards d’euros l’encours des capitaux levés par ces supports, dont 14 ont d’ores et déjà été investis. « Cette titrisation non tranchée, que l’on peut qualifier de “titrisation investisseur” par opposition à la “titrisation bancaire”, est la conséquence d’un double choc : les banques, sous la contrainte de Bâle 3, ont vu leur capacité de prêts diminuée et les assureurs, du fait de Solvabilité II, ont cherché à diversifier leur poche fixed income vers des produits moins volatils afin de réduire leur charge en capital, rappelle Thibault de Saint-Priest, P-DG d’Acofi Gestion, qui structure des fonds de prêts à l’économie. À la différence de la titrisation bancaire, dans le cas de la titrisation investisseur, l’épargne précède le crédit : les investisseurs institutionnels s’engagent sur un montant de capital qui sera appelé au fur et à mesure que la société de gestion trouvera des financements correspondant aux critères. Ces fonds ne sont pas contraints par une obligation de liquidité, ce qui permet un adossement parfait entre les ressources des institutionnels et les actifs présents dans le véhicule. »
À la rencontre des intérêts des assureurs
Aviva France s’est intéressé à ces fonds dès 2012, via la création d’un fonds de dette infrastructure, monté en co-investissement avec d’autres institutionnels. « Cela nous a permis de nous familiariser avec cette classe d’actifs, que ce soit au niveau de la due diligence nécessaire ou des spécificités d’un fonds commun de titrisation par opposition à un OPCVM classique, témoigne Philippe Taffin, actuaire qualifié IA et directeur des investissements pour Aviva France. Cette classe d’actifs nous offre à la fois une rémunération attractive associée à une prime d’illiquidité intéressante et une sûreté sur des actifs réels, ce qui est adapté à notre passif long. » L’assureur est aujourd’hui investi sur des fonds développés pour compte propre, avec pour sous-jacents de la dette immobilière, du financement d’infrastructures et des prêts à effet de levier à des entreprises. Mais il n’a pas sauté le pas de la titrisation tranchée. « Elle est pour l’instant trop coûteuse en capital mais l’évolution de la réglementation vers plus de standardisation pourrait nous permettre d’étudier le marché et de trouver des tranches économiquement intéressantes pour nous », anticipe Philippe Taffin. « Les fonds de prêts, et plus généralement la titrisation non tranchée, sont complémentaires à la titrisation tranchée, et permettent aux investisseurs institutionnels d’accéder à des sous-jacents différents, résume Patrick Simion, expert en charge de la titrisation à l’AMF. Il en va de même, d’ailleurs, des fonds d’investissement européens à long terme, les ELTIF, qui permettent eux aussi d’investir dans des prêts. C’est une corde de plus à leur arc, qui n’a pas tout à fait les mêmes vertus. » L’arc, lui, pointe toujours dans la même direction : celle d’un plus grand financement par les marchés de l’économie européenne.
1. Enquête du comité de Bâle et du régulateur international des marchés, IOSCO, citée dans une consultation commune publiée le 11 décembre 2014.
2. Le fonds Novo, lancé en 2013, a permis de lever plus d’un milliard d’euros pour financer les PME-ETI en dette et fera l’objet d’une nouvelle levée de fonds en 2016 à hauteur de 300 millions d’euros.