Est-ce aux assureurs de financer l'économie?
Essentielles à l’activité économique, protégeant exploitations, biens et personnes, les compagnies d’assurances sont également devenues incontournables sur les marchés de capitaux. Les fonds, notamment collectés via l’assurance-vie, financent en bonne partie les entreprises et la dette de l’État. Un pouvoir qui leur permet de mettre à rude épreuve tout projet de réglementation de leur activité. En ligne de mire : Solvabilité II.
Juillet 2013 : Pierre Moscovici, ministre de l’Économie et des Finances, présente sa réforme du Code des assurances. L’objectif du gouvernement est clair. Il s’agit d’orienter l’épargne longue des assureurs vers des catégories d’investissement ciblées sur des segments jugés prioritaires de l’économie : PME, entreprises de tailles intermédiaire (ETI), entreprises de l’économie sociale et solidaire. Depuis, les investissements consentis dans ce cadre, à travers les fonds Novo (lire encadré ci-dessous), se sont élevés à 1 milliard d’euros. Une première étape avant la loi de finances de 2014, qui portera réforme de l’assurance-vie. À terme, un tiers des contrats d’assurance-vie pourraient être investis dans les entreprises.
Les assureurs sont-ils alors des financeurs de l’économie réelle ? Sont-ils légitimes dans ce rôle ? Quelle est aujourd’hui leur part réelle dans ce domaine ? Comment cette contribution va-t-elle et doit-elle évoluer ? Autant de questions qui, entre les perspectives ouvertes par Solvabilité II et les enjeux financiers auxquels doit répondre la puissance publique nationale, se posent avec plus d’acuité que jamais.
58 % des actifs investis dans les entreprises
« Les assureurs sont parmi les premiers investisseurs institutionnels et les principaux financeurs de l’économie », remarque Vincent Dupriez, actuaire IA, associé chez EY en charge du secteur de l’assurance-vie au sein du Conseil actuariat. Si le secteur de l’assurance vise d’abord la protection des biens et des personnes, il joue aussi, par la force des choses, un rôle indiscutable dans l’économie. Il fiabilise les relations commerciales en garantissant la solvabilité des contractants. Il soutient l’économie nationale et internationale en recueillant une part importante de l’épargne des administrations publiques et en orientant des flux financiers significatifs dans l’immobilier, les actions et les obligations.
« En 2013, les sommes investies dans les entreprises (1 151 milliards d’euros) composaient de fait 58 % du total des actifs des sociétés d’assurances (1 985 milliards d’euros). Les assureurs ont financé les PME et les ETI à hauteur de 46 milliards d’euros, contre 42 milliards en 2012 », précise Bertrand Labilloy, actuaire IA, directeur des affaires économiques, financières et internationales de la Fédération française des sociétés d’assurances (FFSA).
La contribution du secteur de l’assurance au fonctionnement de l’économie a évolué durant ces dix dernières années. La courbe des placements d’actifs des assureurs dessine un léger tassement des actions et une forte croissance des obligations d’entreprise. Celles-ci ont dans un premier temps concerné les grandes entreprises, puis, plus récemment, les ETI et les PME. « Ce mouvement devrait se confirmer dans les prochaines années, annonce Bertrand Labilloy. Du fait des contraintes de liquidité auxquelles elles doivent répondre, les banques vont devoir se désengager du financement des ETI, petites et grandes. Quant aux assureurs, ils bénéficient, dans leur mouvement de diversification, des évolutions récentes du Code des assurances, qui leur permettent d’investir dans des prêts et des obligations non cotées, non collatéralisées, et ils ont mis en place des dispositifs innovants tels que les fonds Nova en 2012 et les fonds Novo en 2013. »[traitement;requete;objet=article#ID=751#TITLE=Après Nova 1 et Nova 2, les fonds Novo]
Les assureurs n’investissent pas seulement dans les entreprises, ils participent également à hauteur de 19 % au financement de la dette de l’État français (lire encadré Qui détient la dette publique ?). En outre, bien sûr, ils jouent un rôle essentiel d’amortisseur de chocs, dont certains à forte dimension macroéconomique et donc internationale (cyclones, tremblements de terre, attentats). Pour mémoire, la moitié du choc du 11 septembre 2001 a été absorbée par des compagnies d’assurances européennes.[traitement;requete;objet=article#ID=753#TITLE=Les placements des assureurs en France en 2013]
Le poids déterminant de l’assurance-vie
L’intervention des assureurs dans le financement de l’économie tient en grande partie au développement très important dans les années 1990 et 2000 de l’assurance-vie dans l’épargne des ménages français. « La France est, avec le Royaume-Uni, le seul pays d’Europe où les encours d’assurance-vie dépassent les dépôts bancaires », précise Bertrand Labilloy. Sur les 1 400 milliards d’euros de l’assurance-vie, plus de 500 milliards sont investis dans des entreprises tricolores, à travers des obligations et des actions, et environ 200 milliards dans la dette française.
Pour autant, est-ce bien là le rôle des assureurs ? « Attention à ne pas se tromper d’objectif, insiste Guillaume Leroy, actuaire IA, associé chez Prim’Act, cabinet indépendant d’actuariat. Un rapport de la Cour des comptes en 2011 a rappelé que la finalité prioritaire de l’assurance-vie était d’aider les ménages à constituer une épargne à long terme et pas de financer l’économie. »
Pour contrecarrer toute critique, les assureurs martèlent un argument pivot : la stabilité de leurs investissements. Recherche de rentabilité oblige, les compagnies d’assurances ont foncièrement intérêt à miser sur des placements durables. En outre, contrairement aux banques, elles ne sont pas tenues de rembourser leurs clients à tout moment. Ce qui en fait des acteurs légitimes pour investir sur des projets de long terme dans l’économie réelle. L’assurance se projette parfois jusqu’à un siècle dans le futur. Si l’on exclut quelques secteurs comme le nucléaire, ce niveau d’anticipation est unique. « Les assureurs travaillent sur des horizons d’investissement très longs. Ils sont peu sujets aux comportements cycliques et ont la capacité d’absorber des volatilités de court terme. Cette stabilité est un élément de poids dans l’aptitude de l’économie à supporter les besoins d’investissements liés au financement des retraites par exemple », analyse Vincent Dupriez, associé chez EY.
Cet horizon d’investissement se prête également au secteur de la construction : en juin 2013, Axa a ainsi annoncé vouloir injecter 10 milliards d’euros dans des projets d’infrastructures, qui ont le mérite d’offrir des garanties de résultats fixes sur une longue durée.[traitement;requete;objet=article#ID=755#TITLE=Interview de Cyrille Chartier-Kastler, président du cabinet Facts & Figures]
Le secteur inquiet face à Solvabilité II
Comment cette dynamique d’intervention des compagnies d’assurances dans le financement de nos économies va-t-elle évoluer ? Les nouvelles règles prudentielles sont au cœur de tous les débats soulevés par cette question. En préconisant le renforcement des fonds propres, Solvabilité II présente en effet selon la corporation assurantielle un risque majeur : le désinvestissement massif des compagnies de l’économie productive au profit des fonds souverains. Solvabilité II inciterait les assureurs à réduire leurs investissements en actions, devenues trop pénalisantes en termes de coût en capital induit. Un retrait d’autant plus préjudiciable que, comme le rappellent certains observateurs, le poids réel de l’investissement des assureurs en actions est moins important que ne le laissent entendre les discours pro domo. « Cette part est même très faible au regard de leur bilan. Les actions pures – hors produits structurés et unités de compte –, représentent en réalité entre 10 % et 15 % des actifs des assureurs, soit environ 5 % de moins qu’avant la crise. Ce qui signifie qu’environ 85 % de leur bilan est absorbé par le financement de la dette publique et de la dette des entreprises. Quant au poids des assureurs dans la Bourse, il est d’environ 10 % si l’on ne considère que les compagnies françaises et ne dépasse pas les 15 % si l’on élargit le spectre aux assureurs étrangers », soutient Olivier Le Courtois, professeur de finances et d’assurance à l’EM Lyon.
La baisse de rentabilité des actions ces dernières années, ainsi que le vieillissement démographique – beaucoup de Français vont retirer leurs placements dès l’entrée en retraite – ne sont pas faits, en outre, pour encourager les assureurs à placer sous forme d’actions.
La réforme prudentielle réellement en cause ?
À l’automne 2013, les députées Karine Berger (Hautes-Alpes) et Valérie Rambaud (Tarn) ont pris la tête d’une mission parlementaire sur l’impact de Solvabilité II, Bâle 3 et, plus globalement, les nouvelles règles internationales sur le financement de l’économie. Une réflexion qui fait écho à la fois à la réforme de l’assurance-vie décidée récemment à l’été 2013 par le gouvernement français et aux inquiétudes des assureurs.
Faut-il pour autant tout mettre sur le dos de la réforme prudentielle ? « Les assureurs alertent à l’unisson sur le fait que Solvabilité II va les empêcher de placer sous forme d’actions. Or, les compagnies d’assurances ont toujours été encouragées à investir dans les actions et notamment les actions non cotées. Et elles ne l’ont jamais vraiment fait », nuance Jean-Paul Pollin, membre du Cercle des économistes, professeur d’économie à l’université d’Orléans.[traitement;requete;objet=article#ID=757#TITLE=Qui détient la dette publique ?]
L’assurance, acteur de poids et en bonne santé
Reste que les négociations entre les assureurs, leurs organisations représentatives et les pouvoirs publics sont ouvertes et parfois tendues. Tant aux échelles nationales qu’au niveau communautaire. La Commission européenne a ainsi récemment demandé au superviseur européen, l’Eiopa, de revoir sa copie sur le calibrage du risque de marché de Solvabilité II. Avec les mêmes visées que le gouvernement français sur le périmètre national. « L’objectif est de proposer des pistes permettant de favoriser l’investissement de long terme et le financement de l’économie réelle, notamment les infrastructures ou les PME », explique Vincent Dupriez.
Le lobbying des compagnies d’assurances s’avère d’autant plus efficace qu’elles affichent une belle santé. Selon Swiss Re, le secteur mondial de l’assurance a progressé d’environ 5 % par an depuis les années 1950. La croissance du secteur est régulièrement plus forte que celle de l’économie générale, exception faite des pays les moins développés ou traversés par des bouleversements radicaux (effondrement de l’Union soviétique). Et pour cause : plus le revenu et la richesse des individus progressent, plus la nécessité de protéger les actifs augmente.
Il n’en reste pas moins que, dans les mois et les années qui viennent, le secteur va devoir relever de nombreux défis : le développement de nouveaux produits d’épargne, l’accès à une assurance complémentaire santé pour tous les salariés, la réforme des retraites, la prise en charge du vieillissement de la population, le maintien de l’emploi… Les mutations socio-économiques vont-elles modifier de manière significative le modèle économique des assureurs et, par là même, la structure de financement de l’économie ? Autant de questions qui nourriront pour longtemps les débats et les négociations…[traitement;requete;objet=article#ID=759#TITLE=Repères]