L’homme est-il in-fini ?
La durée de la vie humaine va-t-elle continuer à s’allonger ? Si oui, existe-t-il une limite naturelle à cette progression ? Derrière ces questions cruciales pour les actuaires, se cache une polémique scientifique intense. Plongée dans les coulisses du débat.
Se pencher sur la question de la longévité demande beaucoup de souplesse. D’un côté, tables de mortalité et modèles informatiques courants proposent une réponse rassurante : l’allongement de la durée de vie va bien continuer mais marquer un net ralentissement. De l’autre, des groupes de chercheurs, tel le programme Calico de Google, affirment que cette durée va au contraire gagner des dizaines d’années dans un futur proche, quand ils n’annoncent pas tout bonnement « la mort de la mort ».
Alors, où placer le curseur ? « Vers le bas ! », répond un article paru en octobre 2016 dans la revue scientifique américaine Nature. Titre de cet article signé par le généticien Jan Vijg de l’Albert Einstein College of Medicine à New York : « Evidence for a limit to human lifespan ». Principal constat de Jan Vijg et de son équipe : la durée de la vie humaine plafonne d’ores et déjà à 115 ans, et ce depuis le milieu des années 1990. « Je ne dis pas que les médicaments ou le génie tissulaire ne nous permettront pas des avancées remarquables pour augmenter notre durée de vie moyenne, mais nous permettront-ils vraiment de dépasser le seuil des 115 ans ? J’en doute fort, déclare Jan Vijg dans la revue Nature. La durée de vie dépend d’un trop grand nombre de gènes. On pourra peut-être boucher un de ces trous, mais des dizaines de milliers supplémentaires apparaîtront par la suite.» On aurait donc déjà atteint une limite biologique, et ce d’autant plus que l’espérance de vie a pourtant, elle, bien augmenté durant la même période.
Une telle prise de position, publiée dans une revue aussi prestigieuse que Nature : voilà de quoi écarter les projections les plus audacieuses quant à notre longévité. Sauf que… L’article réouvre brutalement une polémique vieille de plus de vingt ans. Ses principaux protagonistes : Jay Olshansky, professeur à la School of Public Health de l’université de l’Illinois (Chicago) et James Vaupel, directeur du Max Planck Institute for Demographic Research (Rostock, Allemagne).
Au nom des lois du vivant
Dans le camp de Jay Olshansky, on défend l’article de Nature au nom des lois du vivant. Affirmer qu’espérance de vie et longévité vont continuer à progresser, c’est tout simplement « fermer les yeux, ignorer tout ce que l’on sait de la biologie humaine et tracer mécaniquement à la règle la poursuite de la ligne », affirme Jay Olshansky. Dans le camp de James Vaupel, on réfute l’article en s’appuyant sur les tables de mortalité. Que disent en effet ces tables ? Que l’espérance de vie et l’âge maximum au décès ne cessent de progresser depuis deux siècles et il n’y a aucune raison à ce que cela s’arrête.
Pour faire court, Olshansky contre Vaupel, c’est un peu la bataille des biologistes contre les démographes. Or les auteurs de Nature brouillent les pistes de ce duel : ils ont en effet utilisé les outils des démographes (les tables de mortalité) pour en tirer des conclusions de biologistes. D’où l’irritation de James Vaupel : « Cet article est une nouvelle parodie dans une saga qui dure depuis un siècle et où l’on ne cesse de nous affirmer que l’on va atteindre des limites, déclare-t-il. Pourtant, les limites ont dépassé les prédictions encore et encore. » Sa principale critique contre Nature : « une utilisation sélective des données et des conclusions par là-même biaisées ». Ce qui compte pour James Vaupel, c’est qu’au Japon, le pays le plus important à analyser en raison de la taille de sa population et de son espérance de vie record, la durée de vie ne plafonne pas. Tout comme en France et en Italie. Certes, concède-t-il, les progrès ralentissent un peu. Mais il n’y a « aucune preuve que ce ralentissement va s’accentuer ».
Réponse de Jay Olshansky, qui faisait partie du comité de relecture de Nature : « Un des principaux problèmes dans cette histoire, c’est que les données sont trop rares pour donner lieu à des statistiques fiables. Mais devinez quoi ? Le fait que les données soient aussi rares EST toute l’affaire. Elles sont rares parce que vivre à des âges extrêmes est impossible pour la majorité ».
La première fois que l’article a été présenté, il a d’ailleurs été refusé tout net pour cette rareté de données. L’équipe de Jan Vijg s’est donc remise au travail pour élargir ses bases d’information. Mais même après cet élargissement, la conclusion est la même : la longévité plafonne ! « Les auteurs ont fait exactement ce qu’on avait demandé, raconte Jean-Marie Robine, démographe chercheur à l’Inserm et membre du comité de relecture de Nature. Mais je continue à penser que le résultat est biaisé, notamment dans les années 1970, où la part du hasard est trop importante. »
Le poids de l’évolution
Derrière cette bataille de chiffres et d’interprétations, se cache une question scientifique bien plus profonde. « Ce qui divise les deux parties, c’est le poids que l’on doit accorder à notre histoire évolutive », souligne Éric Le Bourg, biologiste et chercheur au CNRS à l’université Paul-Sabatier (Toulouse). Dans le camp de Jay Olshansky, on pense que la durée de vie est le produit de cette histoire évolutive. Or la sélection naturelle ne s’intéresse guère à la vieillesse, tout simplement parce que, passé un certain âge, on ne peut plus se reproduire. « Quels que puissent être les progrès de la médecine et de la bio-ingénierie, on ne pourra pas tirer indéfiniment sur l’élastique de la longévité », poursuit Éric Le Bourg. Et de mettre en avant une loi fondamentale de la biologie : « Un caractère (en l’occurrence la longévité) ne peut pas évoluer indépendamment des autres sans limite. La preuve : cette évolution tend finalement toujours vers une asymptote. Exemple : la taille humaine. Certes, elle a fortement augmenté durant les dernières décennies grâce à une meilleure alimentation, mais nous n’en concluons pas pour autant qu’un jour nous mesurerons tous 3 mètres ! D’ailleurs la taille plafonne déjà aux Pays-Bas, pays leader dans ce domaine. »
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La conviction du dépassement
Le camp adverse pense au contraire qu’il est possible de contourner le cadre fixé par l’évolution. Argument majeur : vieillir et mourir n’étant pas inscrits dans notre programme génétique, notre longévité est donc « malléable ». De fait, de l’allongement des télomères à la thérapie génique, en passant par le déclenchement de stress dans nos cellules, les pistes sont nombreuses et ont déjà fait leurs preuves sur d’autres animaux que l’homme . « Regardez les travaux de Andrew Bartke publiés dans Nature : il a réussi à augmenter la durée de vie des souris de 70 %, s’enthousiasme Édouard Debonneuil, consultant actuaire associé IA et thésard au laboratoire SAF de l’Isfa. Appliquée à l’homme, cette expérience redonnerait « ses 20 ans » à un individu de 60 ans. « La question n’est pas de savoir si on va pouvoir sortir du cadre de l’évolution et faire sauter les verrous biologiques et génétiques de notre espèce, mais quand on va le faire et à quelle vitesse », assure-t-il. Pour lui, comme pour beaucoup, cette rupture sera franchie dans quelques décennies et les Jeanne Calment ne seront plus, loin de là, des exceptions. « Le problème, c’est qu’il y a une sorte de myopie collective à envisager le franchissement de ce cap tellement les conséquences seront vastes. Même [traitement;requete;objet=article#ID=1331#TITLE=Hugo Aguilaniu, biologiste et chercheur au CNRS]aux États-Unis, on met l’accent sur la durée de vie en bonne santé pour ne pas brusquer l’opinion. Les actuaires qui calculent les engagements de retraite n’osent pas considérer ce scénario dans les tables de mortalité. »
Un diagnostic que ne partage pas tout à fait Stéphane Loisel, actuaire agrégé IA et professeur à l’Isfa : « Le débat ne se résume pas à savoir si oui ou non nous pouvons dépasser nos limites biologiques. Car, en admettant même que la bio-ingénierie parvienne effectivement à le faire, les obstacles seront nombreux avant que cela concerne la majorité des individus », tempère-t-il. En tout premier lieu : les inégalités sociales dans l’accès aux soins, à l’éducation, à une alimentation saine en temps de crise… Il faut aussi prendre en compte la capacité de l’homme à s’adapter aux conséquences de son propre développement : effets de la pollution, perturbateurs endocriniens, réchauffement climatique. Sans oublier les menaces propres au domaine de la santé : obésité mais surtout résistance aux antibiotiques. « Regarder juste un graphe dans les pays leaders est très réducteur, poursuit Stéphane Loisel, également coordinateur du projet LoLitA (Dynamic Population Models for Human Longevity with Lifestyle Adjustments). Je suis par exemple persuadé que la progression de l’espérance de vie va ralentir au Japon. Il y a une cinquantaine d’années en effet, les femmes japonaises enceintes se sont mises à faire des régimes. Résultat : leurs enfants ont souffert de graves carences qui vont influer sur la durée de vie des adultes qu’ils sont devenus. Pour comprendre la mortalité future, il faut donc analyser non seulement les progrès de la médecine mais aussi les caractéristiques de la population dans son ensemble et leur évolution.» Quant à James Vaupel, loin de nier ces incertitudes, il souligne que, si l’avenir s’annonce turbulent, le passé l’a été également : « Songez au xxe siècle, marqué par deux guerres mondiales, l’épidémie de grippe espagnole, l’ascension et la chute du fascisme et du communisme, la grande dépression, l’épidémie de sida, etc.* »
[traitement;requete;objet=article#ID=1337#TITLE=Sport : vers la fin des records]
Un pari sur l’avenir
Le débat relancé par l’article de Nature n’est donc pas près d’être clos. James Vaupel a d’ailleurs écrit une réponse en attente de publication… Et la polémique vient tout juste de rebondir dans la prestigieuse revue médicale The Lancet : une équipe de l’Imperial College de Londres avance en effet qu’en 2030 l’espérance de vie pourra atteindre ou même dépasser 90 ans pour les femmes et 85 ans pour les hommes dans beaucoup de pays développés, avec, en tête de ce palmarès, la Corée du Sud. En attendant, on peut aussi prendre le parti de jouer sur ces incertitudes. C’est ce qu’ont fait Jay Olshansky et son ami Steven Austad, biogérontologue convaincu que notre longévité va faire un bond en avant. Ils ont parié que le premier homme qui atteindra l’âge de 150 ans est né (ou pas) en l’an 2000. 150 dollars ont été placés sur un compte d’investissement et reviendront en 2150 au gagnant… ou à ses descendants.
* In n° 122 de la Revue d’économie financière.