Retour au numéro
Partager sur :
Vue 620 fois
03 avril 2015

Les actuaires face aux risques émergents

Leurs données mal quantifiées rend difficile l'appréhension de ces risques. Pourtant il est indispensable de mieux les connaître pour proposer des offres adaptées.

Cyber-risques, pandémies, nanotechnologies… Ces risques, et bien d’autres, prennent de l’ampleur. Mais leur histoire récente ou leurs données mal quantifiées rendent difficiles leur appréhension et donc leur couverture assurantielle. L’enjeu pour les professionnels est d’apprendre à les connaître afin de mieux  les prévenir et de proposer des offres adaptées.

 

Piloter l’incertitude. Telle pourrait s’intituler, en résumé, la tâche des (ré)assureurs. Une tâche rendue encore plus passionnante lorsqu’il s’agit de prendre en compte les risques émergents. « Paradoxalement, c’est aussi l’une des plus stimulantes, car elle permet de s’affranchir des horizons nécessairement à court terme et de la gestion quotidienne des risques et d’engager une réflexion à plus long terme sur des risques dont l’impact catastrophique sur l’ensemble des portefeuilles […] ne peut se révéler que dans une quinzaine d’années », écrivent Anne Barr et Catherine-Antoinette Raimbault1. Si les avis divergent sur la manière d’identifier et de traiter ces risques émergents, les assureurs s’accordent sur une définition : ces risques se développent ou évoluent et sont généralement caractérisés par une forte incertitude. « Ils peuvent entraîner des pertes potentielles difficilement quantifiables et il n’existe pas dans les contrats d’assurance de termes et de conditions pour les garantir. Par précaution, les assureurs mettent ces risques dans les exclusions de leurs polices », souligne Maurice Corrihons, directeur des spécialités de la CCR. Selon Hélène Chauveau, responsable des risques émergents chez Axa, « cette incertitude provient en partie d’un manque de données historiques, mais aussi de changements scientifiques, technologiques, sociopolitiques ou de régulations susceptibles de créer des discontinuités dans l’évolution de ces risques ». « Nous nous concentrons sur des signaux faibles, qui peuvent – ou non – se développer », précise Reto Schneider, responsable des risques émergents chez Swiss Re.

 

Un sujet stratégique  où les actuaires sont peu présents

Les compagnies d’assurances ou de réassurance considèrent toutes le management des risques émergents comme un sujet d’importance, voire stratégique. En général, elles ont mis en place une cellule de management rattachée à la direction des risques du groupe, comme en témoigne Philippe Beraud, Group Senior Risk Manager à la SCOR : « Notre comité des risques émergents regroupe quatre personnes clés : les responsables des entités opérationnelles vie et non-vie, le directeur du risk management groupe et le responsable des risques de notre société financière. » Cette cellule, petite, afin de garder son agilité, anime un groupe de travail interne, lui-même alimenté par les informations provenant d’observateurs ou d’experts internes, ou d’organismes spécialisés à l’extérieur de l’organisation. « Son rôle est d’identifier ces risques le plus en amont possible, de les analyser en profondeur, d’en déduire le potentiel de risque à la fois pour la compagnie mais aussi pour les affaires, la société, la politique ou l’environnement, puis d’adopter ensuite des mesures pour contrôler et limiter les risques », avance Rainer Sachs, responsable des risques émergents pour Munich Re. Ce réseau d’observateurs, plus ou moins important selon la taille et l’organisation des compagnies (de 15 à 450 personnes), effectue une veille systématique afin d’identifier de nouveaux risques ou les évolutions de risques déjà connus. Il ne comprend généralement pas d’actuaires mais plutôt des spécialistes tels que  biologistes, médecins, géologues, des sociologues ou des historiens. « Nous sommes bien conscients de la subjectivité des analyses effectuées par notre emerging assessment group, même si elle est très encadrée et structurée. Aussi essayons-nous de croiser le plus possible nos opinions », indique Philippe Beraud.

Pour les aider dans l’identification et la quantification de ces risques, les assureurs font usage du traitement des données massives : datamining hier, Big Data aujourd’hui, les technologies d’exploitation des bases de données s’avèrent de plus en plus essentielles. Non seulement pour faire remonter les informations endogènes ou exogènes liées aux risques qui ont été référencés mais aussi pour suivre l’évolution de la perception qu’en ont les acteurs dans le temps. À partir d’un référentiel des risques émergents identifiés en interne sous forme de mots clés, Axa a mis en place un outil quantitatif qui permet de connaître les grandes tendances sur Internet et d’évaluer la prise de conscience de la société et du monde académique vis-à-vis de ces risques. « Nous procédons également à une veille qualitative en étudiant les évolutions réglementaires, les publications scientifiques, les rapports publiés par les associations nationales d’assureurs, souligne Hélène Chauveau. Ce travail permet d’apporter une vision en amont qui fait l’objet d’études plus précises par les entités concernées pour définir leur politique de souscription face à un nouveau risque. » Parmi les sources d’information figurent notamment le CRO Forum (lire encadré p. 34), l’iNTegRisk – projet européen consacré à la gouvernance des risques émergents –, la Geneva Association, la Society for Risk Analysis et la Fédération européenne des associations de risk management.

 [traitement;requete;objet=article#ID=955#TITLE=Guillaume Ominetti Actuaire associé IA, responsable de la protection du capital du groupe SCOR]

Cinq à dix risques suivis en permanence

Pour une plus grande efficacité, la méthodologie implique de bien représenter les risques. « En 2013, nous avions réalisé une matrice sur deux axes – criticité et potentiel d’occurrence. Cette année, nous proposons une nouvelle illustration en plaçant au milieu les risques majeurs pour SCOR. Plus ils sont gros, plus leur impact potentiel est important », affirme Philippe Beraud. Munich Re et Swiss Re présentent les risques sous forme d’un diagramme divisé en quatre ou cinq grands thèmes (changement d’ordre sociologique, politique ou économique ; technologique ; réglementaire ; environnemental). « Chaque compagnie diffère dans la définition de son processus de détection et dans l’implémentation opérationnelle des conséquences des risques en matière de souscription selon son activité. Hannover Re, qui est très spécialisée sur les risques médicaux, a un référentiel de risques émergents axé majoritairement sur la santé », développe Hélène Chauveau. De même, le radar des compagnies peut différer et ignorer certains grands thèmes. En revanche, toutes les compagnies suivent cinq à dix risques en profondeur. L’accent peut être mis plutôt sur les risques économiques et financiers dus aux ruptures macro­économiques et sur les mesures réglementaires prises par les gouvernements. Certaines analysent en priorité le changement climatique et ses impacts notamment sur l’agriculture et la pollution : « Ce qui est émergent, ce n’est pas le risque climatique en lui-même, mais l’augmentation des fréquences et des intensités. Nous faisons appel à des historiens des catastrophes naturelles pour acquérir de la profondeur historique dans nos analyses », confirme Maurice Corrihons. Munich Re s’intéresse à la diminution des ressources (pétrole, gaz, terres rares, eau potable…) et aux défis liés au vieillissement.

Parmi les risques environnementaux et technologiques, trois sont régulièrement cités : les risques de pandémies liées aux maladies infectieuses, les nanotechnologies et les cyber-risques (voir p. 36). Une chose est sûre, selon Reto Schneider :« Dans un monde aussi complexe qu’aujourd’hui et où les progrès technologiques vont tellement vite, aucun assureur ne pourra survivre s’il n’anticipe pas les risques suffisamment en amont. » 

 

[traitement;requete;objet=article#ID=951#TITLE=Le CRO Forum, point de rencontre européen][traitement;requete;objet=article#ID=953#TITLE=Pourquoi les risques émergents sont-ils si difficiles à appréhender ?]

  1. 1.     Risques émergents, un pilotage stratégique, coll. « Cindyniques, sciences du danger », Economica, 2010.