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11 mai 2020

RENCONTRE Christian Gollier, Directeur général de la Toulouse School of Economics (TSE)

| IN - METIERS SECTEUR

Les dates clés

1979-1989 : Diplôme d’ingénieur civil en mathématiques appliquées, doctorat en sciences économiques à l’université catholique de Louvain et post-doc à l’université de Californie à San Diego

Depuis 1992 : Professeur d’économie à l’université Toulouse 1- Capitole

Depuis 2005 : Président du conseil d’orientation scientifique de l’Observatoire de l’épargne européenne

Depuis 2006 : Membre du conseil d’administration d’AG2R La Mondiale

Depuis 2007 : Membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec)

2009-2015 et depuis décembre 2017 : Directeur général de la Toulouse School of Economics (TSE)

2020-2021 :Président de l’Association européenne des économistes de l’environnement


« Le danger est de croire tout savoir en utilisant
uniquement des bases de données qui ne contiennent pas
d’événements extrêmes, sous prétexte qu’ils sont rares.

 

Spécialiste des domaines de l’incertain et de l’environnement, l’économiste Christian Gollier analyse l’impact de la crise sanitaire sur l’économie. Il appelle à un débat sur l’équilibre du budget public sur le long terme et à une plus grande implication des risk managers.

 

Dans une tribune sur le site de la Toulouse School of Economics, vous évoquez les impacts majeurs qu’aura la pandémie de Covid-19 sur l’économie. Vous avancez notamment le concept d’« État assureur en dernier ressort ». De quoi s’agit-il ?

Christian Gollier : Imaginez une société sans État, où des événements font que, soudainement, 50 % de la population perd toute capacité à créer des revenus pendant trois mois. Et tout cela est tiré au sort. Dans ce monde où le tirage au sort se fait de façon totalement aléatoire, l’injustice est totale. Il n’y a ni coupable, ni responsable. Et pourtant, des gens vont souffrir voire mourir. Dans notre société, nous avons la chance d’avoir un État qui pourrait partager les risques, organiser la solidarité et faire en sorte que la moitié de la population ne perde pas 100 % de ses revenus, mais que 100 % de la population perde 50 % de ses revenus. Sans même savoir si vous allez faire partie des chanceux ou des malchanceux, vous voudriez vivre dans une société où une telle solidarité est mise en place par l’État. Ce partage de risques améliore le bien-être et crée de la valeur sociale – ce qui est très important face à l’intensité du choc économique que certaines catégories de travailleurs et d’entreprises sont en train de vivre. Aujourd’hui, les assureurs ne sont pas capables de le faire. Seul l’État peut mettre en place un tel mécanisme d’assurance en dernier ressort, et donc socialiser et mutualiser les pertes. En 2008, le choc était de moindre ampleur, avec des coupables identifiés : des banques qui ont vendu des subprimes à des ménages qui allaient être incapables de les rembourser. Il y avait une responsabilité dans la crise. Avec le Covid-19, il n’y en a pas. Par ailleurs, en économie, nous estimons que, lorsque que vous prenez en charge et assurez un risque, les gens sont moins incités à le prévenir, et ce « risque moral » entraîne une réticence à le partager. Mais la pandémie de Covid-19 est « un fait de Dieu » que nous ne pouvions pas prévenir. Nous n’avions aucune capacité à la prévenir. Le « risque moral » n’a donc pas de raison d’être. Autant, en 2008, il y a eu un énorme débat sur la nécessité de socialiser les pertes, parce qu’il y avait un risque que les banques recommencent et préparent la nouvelle crise, autant, dans la situation actuelle, ce n’est pas le cas.

 

La réponse à la crise doit-elle donc être différente de celle de 2008 ?

Christian Gollier : Totalement. En 2008, il n’y avait pas de choc d’offre. Ici, nous y sommes confrontés car les entreprises ne peuvent pas produire en raison du confinement. Ainsi, avoir recours à une stratégie de relance par les investissements publics – comme cela a pu être le cas il y a douze ans – est absurde. Chercher à créer une offre supplémentaire ne va pas aider. Selon moi, en raison du choc d’offre, nous pouvons anticiper une vague d’inflation dans les mois à venir, dans la mesure où la quantité offerte est réduite alors que la quantité demandée reste constante en raison des mécanismes de soutien des revenus des ménages. Il pourrait aussi y avoir un choc de demande si les entreprises se mettent à licencier massivement et à ne plus pouvoir utiliser facilement les systèmes de chômage partiel. En France, nous avons probablement moins de risque de choc de la demande que des pays qui ont un système de sécurité sociale moins avancé, comme les États-Unis.

 

Pour soutenir l’économie, l’État va augmenter sa dette à un niveau jamais vu. Y a-t-il des risques de défaut de remboursement et de limitation de notre capacité à continuer à emprunter ?

Christian Gollier : Les Allemands ont massivement réduit leur dette ces dix dernières années tandis que les Français l’ont stabilisée. Mais, avec la crise, notre dette va augmenter, avec peut-être jusqu’à 30 points de pourcentage de PIB supplémentaires. Nous serons à 130 % et les Allemands à 90 %. L’Allemagne pourra donc continuer à emprunter sans problème. La France, elle, pourrait s’inquiéter de l’attitude des investisseurs sur les marchés internationaux vis-à-vis de notre capacité de remboursement. L’éventualité d’un défaut souverain revient souvent dans le débat et, si cette volonté devait devenir majoritaire, il y aurait très rapidement une crise financière majeure en Europe. Je pense que nous avons perdu quelques années en France pour baisser significativement notre dette et générer un surplus budgétaire permettant de commencer à la rembourser. Le fait que l’Hexagone est incapable depuis un demi-siècle d’avoir une seule année de surplus pour faire baisser la dette publique est une catastrophe aujourd’hui. Il faudra avoir un vrai débat sur la nécessité d’équilibrer notre budget public sur le long terme. Évidemment, l’idée n’est pas de se serrer la ceinture en septembre, car il faudra sans doute que l’État continue à subventionner les revenus des PME, des indépendants et d’un certain nombre de catégories socioprofessionnelles subissant de plein fouet les conséquences du coronavirus. Cela va impliquer un déficit majeur en 2020. Mais en 2021 et en 2022, il faudra avoir un vrai débat sur notre incapacité structurelle à reconstituer des réserves les bonnes années.

 

Que faudra-t-il changer d’autre à l’avenir ?

Christian Gollier : Il est important de remettre à l’honneur l’évaluation systématique des politiques publiques, c’est-à-dire l’analyse de ce que chaque euro d’argent public dépensé rapporte pour le bien commun. Des mesures sont prises en la matière, mais cela reste assez marginal et très loin de la compréhension du public. Il faut par exemple pouvoir débattre du compromis entre perte de PIB et perte de vies humaines. Ce compromis est déterminé par une décision technocratique qui a fixé la valeur de la vie humaine à 3 millions d’euros en France. Ce chiffre a un impact considérable, notamment dans la décision de lever le confinement et dans le choix de baisser la vitesse sur les routes nationales de 90 à 80 km/h. Un déconfinement précoce permet de diminuer le choc sur le PIB et donc sur le risque des ménages, mais en même temps on augmente probablement le nombre de vies perdues. Un déconfinement plus tardif, réduit ou limité à certaines tranches d’âge a les conséquences inverses. Je trouve qu’une réflexion sur le risk management serait la bienvenue. Il est fort dommage qu’il n’y ait pas plus de risk managers qui s’impliquent un petit peu dans le débat public.

 

La crise va-t-elle faire évoluer notre anticipation et notre gestion des risques ?

Christian Gollier : Oui. Depuis une dizaine d’années, les économistes commencent à comprendre un point qu’ils ne parvenaient pas à saisir auparavant. Lorsque l’on se penche sur le prix des actifs financiers, depuis un siècle, sur les marchés actions, la rentabilité moyenne est très importante – autour de 5 % et 6 % réel – alors que le rendement des obligations est plutôt de -1,5 % ou de 0 %. L’explication tient à la compréhension du monde des investisseurs, qui intègrent des événements extrêmes. Ceux-ci ne sont pas disponibles dans les données, mais ils peuvent se produire. Les risques que les investisseurs prennent ne se mesurent donc pas simplement à la volatilité du rendement interannuel des marchés actions, mais aussi à l’aune des risques extrêmes. Lorsque vous intégrez des risques sur les marchés actions, des risques macroéconomiques et des phénomènes comme celui que nous sommes en train de vivre dans les modèles de représentation, vous pouvez expliquer pourquoi il faut donner une rentabilité de 5 % aux actionnaires. Cela est nécessaire pour attirer suffisamment d’investisseurs et leur faire porter le risque macroéconomique dans notre société. En quelque sorte, la crise actuelle nous donne une piqûre de rappel : les risques que l’on vit au jour le jour sont mesurés pas simplement par un écart par rapport à la moyenne, mais aussi par des événements très peu fréquents et d’intensité extrême. Le danger est de croire tout savoir en utilisant uniquement des bases de données qui ne contiennent pas d’événements extrêmes, sous prétexte qu’ils sont rares.

 

Dans un contexte inédit comme celui de la pandémie, l’incertitude règne. Comment prendre des décisions ?

Christian Gollier : Prenons l’exemple du choix du jour du déconfinement, à l’heure où la dynamique de circulation du virus n’était pas connue. Au début du confinement, certains pensaient que le taux R0 – le nombre de personnes contaminées par un malade porteur du virus – était compris entre 2 et 3, soit plus que la grippe. D’autres estimaient qu’il tournait plutôt autour de 9. Avec une telle incertitude paramétrique, il est très compliqué de prendre des décisions politiques. Il faut faire des calculs en fonction de l’incertitude. Pour des banquiers ou des assureurs, c’est très commun, mais cela paraît compliqué pour le grand public. Pour moi, les politiques devraient davantage s’appuyer sur la science dans leur discours, avec des scientifiques qui diraient : « Nous avons des incertitudes dans le modèle ; mais étant donné ces incertitudes, voilà ce qu’il se passe si on choisit telle ou telle stratégie. » C’est un effort d’optimisation de la décision publique, de démocratie et de réduction des risques politiques a posteriori. Car si nous ne sommes pas capables d’expliquer la stratégie aujourd’hui, nous aurons demain des procès en déficit de démocratie et des risques sévères de populisme. Dans son allocution du 13 avril, le président de la République, Emmanuel Macron, ne s’est pas suffisamment appuyé à mon sens sur les scientifiques. Cela peut faire penser à une République des savants, mais se raccrocher à des connaissances scientifiques, aujourd’hui, est important pour défendre la démocratie.

 

Peut-on mieux répartir les risques dans la société, notamment en impliquant davantage les particuliers ?

Christian Gollier : Je suis assez fasciné de voir que l’instrument d’épargne préféré des Français – le contrat d’assurance-vie en euros – est massivement investi dans des actifs peu risqués, avec une garantie au moins égale à 0 en nominal. C’est clairement l’illustration d’une inefficacité. Car nous avons affaire à des individus qui appartiennent plutôt à une classe socioprofessionnelle élevée, avec des réserves financières qui leur permettent de voir sur le long terme. Ce sont a priori des gens qui devraient porter le risque dans la société et pouvoir offrir des assurances à ceux qui n’ont pas de réserves financières, qui ont des horizons de placement plus courts et sont incapables de lisser les risques financiers auxquels ils sont confrontés mois après mois et année après année. Or ces personnes privilégient dans leur stratégie d’épargne des instruments qui ne contribuent pas au portage des risques comme le Covid-19. Il serait socialement désirable que les acheteurs d’assurance-vie prennent plus de risques et acceptent de porter une part plus importante du risque macroéconomique. Quitte à accepter que, dans les années terribles comme celle que nous allons vivre, leur capital soit réduit de 2, 3, 4 ou 5 %, puisque cette couverture de risque se fait à travers des achats d’actions plutôt que d’obligations.

 

Faut-il donc davantage privilégier les actions ?

Christian Gollier : L’action – les fonds propres des entreprises –, est la première éponge capable de porter des risques macroéconomiques. Nous l’avons vu au démarrage de la crise, en mars : le premier choc sur les revenus fut la chute vertigineuse des marchés actions. Celle-ci ne reflète que cet aspect d’assurance qu’offrent les actionnaires au reste de la société. Quand une entreprise se porte mal à cause d’un choc, nous n’allons pas demander aux salariés de se mettre au chômage ou d’accepter une perte de revenus, nous allons commencer à pomper dans les fonds propres, c’est-à-dire dans la richesse des actionnaires. Le fait que des individus avec des horizons de placement longs aient dirigé 1 500 milliards d’euros d’épargne sur des contrats d’assurance-vie en euros et aient désinvesti les marchés actions est une catastrophe. Il faudra sans doute y réfléchir pour l’après-crise, pour que le contrat en euros soit aussi un buffer stock, un réservoir capable d’absorber une partie des risques macroéconomiques dans la société. Les actionnaires ont enregistré de fortes pertes depuis le début de la crise, c’est leur contribution aux risques macroéconomiques.

 

Comment cela se passe-t-il ailleurs ?

Christian Gollier : En Europe, le degré de frilosité est plus important. Nous avons plutôt des mécanismes de retraite par répartition, alors qu’aux États-Unis ce sont plutôt des retraites par capitalisation. Donc les ménages américains ont bien compris depuis longtemps que, s’ils investissent leur épargne pour leurs vieux jours dans des obligations, ils n’auront pas des pensions très élevées. De cette manière, ils ont réalisé qu’ils devaient investir une part en actions s’ils voulaient faire fructifier leur épargne à long terme. Il y a peut-être un aspect culturel dans cette différence et un enjeu de pédagogie et d’explication. Mais cela s’explique aussi par le fait que le ménage moyen en France a une épargne relativement limitée parce qu’il n’a pas besoin d’épargner, étant donné que sa retraite sera payée par le système de répartition. Je ne critique pas ce système. Seulement, je constate que le niveau d’épargne est différent et donc la motivation à s’informer sur la rentabilité à long terme des actifs est beaucoup plus limitée en Europe qu’aux États-Unis.

 

Le système de retraite doit-il évoluer pour mieux répartir les risques ?

Christian Gollier : Lorsque nous avons un choc tel que celui engendré par la pandémie, des ménages actifs vont perdre des revenus importants. Je pense en particulier aux indépendants et aux dirigeants de PME. Dans ce contexte, il serait préférable que tout le monde contribue au partage du risque collectif et que les chanceux puissent compenser en partie les malchanceux. Avec le système de retraite à points, dont la mise en place a été discutée à l’automne, cela peut être fait grâce à une dévalorisation de la valeur du point dans les mauvaises périodes. Imaginez que le système d’assurancechômage fonctionne mal, que les entreprises doivent mettre massivement des travailleurs au chômage ou baisser leurs salaires : il serait étrange de maintenir les retraités au niveau de retraite qui prévaudrait sans la crise. Je sais que c’est un scandale de l’évoquer. Mais la solidarité dans la société, c’est non seulement une obligation morale, mais aussi un concept utile pour l’efficacité économique. Sous le voile de l’ignorance, sans savoir si vous êtes retraité ou actif, il est souhaitable que tout le monde contribue à avaler la perte de revenu global dans la société, plutôt qu’un petit groupe.

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