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Michel Labelle
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17 mai 2019

RENCONTRE Claire Tutenuit, déléguée générale de l’association Entreprises pour l’Environnement (EpE)

| IN - METIERS SECTEUR

Les dates clés

1982 : Normalienne, ingénieur au corps des Mines, entre au ministère de l’Industrie

1991-2001 : Responsable business développement et stratégie au sein du groupe Matra Défense Espace, devenu Airbus

2006 : Déléguée générale de EpE

2012 : Membre du Conseil économique pour le développement durable

2018 : Membre de la commission Alain Quinet sur la valeur de l’action pour le climat


 « La biodiversité représente un risque aussi important

que le climat, mais il est beaucoup plus difficile à aborder »

 

L’EpE *, sous la présidence de Jean-Dominique Sénard, entend responsabiliser les entreprises face aux enjeux environnementaux.

Claire Tutenuit alerte sur l’urgence d’anticiper les risques liés au climat et à la biodiversité.

Votre métier, dites-vous, c’est de « créer du positif ». Par quels moyens ?

Claire Tutenuit : Notre objectif est de faire émerger et de généraliser, au sein des entreprises, des solutions pour l’environnement.

Cela se fait en particulier par le partage des bonnes pratiques, aussi bien à l’intérieur de l’association qu’à l’extérieur. Ces solutions innovantes permettent de créer des opportunités business et de diminuer l’exposition aux risques de nos membres, que ces risques soient d’ordre réglementaire ou qu’ils découlent de nouveaux standards de marché voulus par leurs clients, leurs actionnaires et la société civile en général. Un basculement rapide de l’opinion ou des politiques publiques est toujours possible et il est indispensable d’anticiper.

Pouvez-vous nous donner un exemple de votre action sur le changement climatique ?

Claire Tutenuit : Un de nos derniers rapports porte sur les émissions évitées, c’est-à-dire les gaz à effet de serre qu’une entreprise parvient à ne pas émettre en modifiant la conception d’un produit ou le processus de fabrication. Calculer ces émissions évitées est à la fois nécessaire, pour tendre vers une économie plus circulaire, et complexe, car il n’existe pas de cadre méthodologique reconnu. Les entreprises d’EpE ont donc élaboré ensemble des lignes directrices claires pour pouvoir partager leurs résultats de façon transparente. Notre rapport est nourri d’exemples précis. Les ciments Calcia, filiale du leader mondial Heidelberg Cement, expliquent ainsi comment ils peuvent économiser 120 000 tonnes d’équivalent pétrole par an sur un de leurs sites : ils ont remplacé, dans le cycle de combustion, les énergies fossiles par des déchets destinés à l’enfouissement ou à l’incinération. Séché Environnement montre comment il peut diminuer ses émissions de plus de 4 millions de tonnes de CO2 par an (soit l’empreinte carbone d’un demi-million d’habitants) par le traitement des gaz industriels à fort pouvoir de réchauffement climatique.

Y a-t-il d’autres avantages que les bénéfices climatiques ?

Claire Tutenuit : Communiquer sur les émissions évitées permet à l’entreprise de valoriser sa stratégie bas carbone auprès des investisseurs, des actionnaires et des assureurs. Une entreprise qui fait le choix d’investir dans le sens de la décarbonation de l’économie peut en effet se trouver, au moins temporairement, face à des risques accrus ; elle peut même être défavorisée par rapport à des concurrents plus attentistes si elle investit lourdement, et ainsi mécontenter ses actionnaires.

Expliquer et évaluer les bénéfices de ses choix devient alors un atout dans une vision de long terme.

Et sur la gestion des ressources naturelles ?

Claire Tutenuit : Nous portons une attention particulière aux ressources en eau de surface, qui devraient diminuer de 30 à 40 % d’ici à 2050. L’objectif est d’alléger les tensions potentielles sans compromettre le développement ni la compétitivité des entreprises. Dans notre rapport « ABC d’eau », Renault expose comment l’usine de carrosserie-montage de Maubeuge collecte les eaux de pluie en provenance des zones imperméabilisées du site (toitures, voirie...) puis les traite par l’intermédiaire d’une station d’épuration. L’eau est ensuite utilisée dans le procédé de fabrication et couvre plus de 50 % des besoins de l’usine. Cette opération a coûté un million d’euros d’investissement et devrait être amortie sur une durée de dix ans.

Mettez-vous également en avant des solutions pour la gestion des risques ?

Claire Tutenuit : La dégradation du climat et de l’environnement en général fait peser des risques de plus en plus nombreux sur les entreprises. Sur la question de l’eau, Axa s’est par exemple intéressé aux risques liés à la production d’hydroélectricité.

Cette production, directement dépendante des précipitations, est en effet très vulnérable au changement climatique : durant les périodes de sécheresse, les fournisseurs d’énergie doivent donc acheter de l’électricité provenant d’autres sources à des prix beaucoup plus élevés. Pour y remédier, Axa a créé une couverture d’assurance paramétrique, basée sur les données pluviométriques des satellites ou des stations météorologiques, qui assure des paiements rapides et transparents pendant les sécheresses.

Les actions volontaires sont-elles suffisantes pour la transition écologique ?

Claire Tutenuit : L’action volontaire telle que nous la promouvons chez EpE est indispensable pour démarrer des mouvements et déterminer ce qui est possible et utile dans le cadre d’une période d’apprentissage. Mais, pour généraliser ces changements dans une économie compétitive, la gouvernance publique est indispensable. On peut en trouver de multiples exemples, du marché des quotas européens à l’ensemble de la réglementation en matière d’environnement. Par ailleurs, les entreprises ont besoin d’avoir confiance dans le marché pour s’engager dans des investissements pour des produits décarbonés.

Or, aujourd’hui, la pérennité de ces marchés n’est pas assurée. Sur l’efficacité énergétique du bâtiment par exemple, les politiques d’incitation publique sont encore trop volatiles pour que les acteurs puissent faire des investissements à long terme, qu’ils soient des entreprises ou des particuliers.

La communauté financière a-t-elle aussi un rôle à jouer ?

Claire Tutenuit : La gouvernance de l’environnement est essentiellement nationale. Les seuls acteurs globaux et transverses, actifs dans tous les secteurs, sont les investisseurs financiers.

Ils commencent à percevoir les risques environnementaux comme sérieux et à agir dans le bon sens ; nous le voyons parmi les membres d’EpE du secteur financier, qui ont installé ce sujet de façon systématique dans le dialogue avec leurs clients. Au niveau global, la Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TFCD) initiée par le Conseil de stabilité financière du G20 commence aussi à créer de nouveaux standards dans la gestion des portefeuilles. Mais cela reste facultatif et il ne s’agit, à ce stade, que de reporting et pas encore d’action. De fait, la communauté financière pourrait demander aux gouvernements des mécanismes de gouvernance plus énergiques.

Quel est le principal obstacle ?

Claire Tutenuit : L’environnement est encore perçu comme du long terme, alors que les échéances des actionnaires restent les mêmes, c’est-à-dire à beaucoup plus court terme en général.

Les mécanismes du capitalisme tels qu’ils se déploient aujourd’hui ne sont donc pas faits pour intégrer l’environnement. C’est un obstacle systémique.

Prenons le prix interne du carbone, sur lequel nous avons beaucoup travaillé avec nos membres. Ce prix est une valeur que l’entreprise se fixe volontairement pour internaliser le coût de ses émissions directes ou indirectes de gaz à effet de serre. Il a permis de progresser en matière d’efficacité énergétique, d’améliorer des projets même dans les secteurs liés aux énergies fossiles, mais il n’a pas remis en cause les projets eux-mêmes. Cela a conduit à une meilleure gestion des risques, pas à une transformation des investissements. Chez EpE, nous essayons donc d’embrayer dans un cercle vertueux. Le modèle capitaliste peut en effet être mieux encadré : il a déjà intégré beaucoup de régulations en matière sociale, il doit désormais intégrer les limites physiques de l’environnement.

EpE a tout récemment lancé deux actions inédites. La première porte sur la biodiversité. Pourquoi ?

Claire Tutenuit : La biodiversité représente un risque aussi important que le climat à terme, mais il est beaucoup plus complexe à aborder. Alors que, pour le climat, les efforts se concentrent sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, les causes de l’effondrement de la biodiversité sont multiples : artificialisation des sols, pollutions diverses, espèces invasives, changement climatique, surexploitation des ressources naturelles. On est donc face à une crise multiforme dont, de surcroît, les effets ne sont pas encore bien perçus. Nous avons donc lancé l’initiative « Act 4 nature », pour que les membres d’EpE changent d’échelle et passent d’actions individuelles isolées à une démarche plus collective. Soixante-cinq entreprises ont déjà pris des engagements communs élaborés avec les parties prenantes et les ONG et les ont complétés par des engagements propres à leur activité. D’autres vont bientôt les rejoindre.

La deuxième porte sur la neutralité carbone en 2050. De quoi s’agit-il ?

Claire Tutenuit : Nous venons en effet de publier l’étude « ZEN 2050 », c’est-à-dire « Zéro émissions nettes en 2050 ».

L’objectif est d’explorer le visage d’une France dans laquelle, à cette échéance, les émissions restantes seraient absorbées par les puits de carbone naturels (forêts, prairies…). Nous montrons les principales évolutions à engager dès maintenant dans les grands secteurs de l’économie pour parvenir à cette neutralité.

Le passage ne sera pas de tout repos, car le scénario prévoit une réduction des émissions de gaz à effet de serre du territoire français de 4 à 5 % par an, ainsi qu’une division par deux de la consommation d’énergie finale en 2050. Cela implique une transformation de tous les grands systèmes qui structurent notre société : l’agriculture et l’alimentation, les villes, la mobilité, les systèmes industriel et énergétique. Il faut également anticiper l’évolution des emplois et une mobilisation massive d’investissements privés et publics.

Quels problèmes inattendus ont surgi dans l’élaboration de ce scénario ?

Claire Tutenuit : En mettant en commun les feuilles de route préparées par les différents secteurs de l’économie, nous avons découvert qu’il y avait une forte compétition pour l’accès aux ressources et donc aux surfaces agricoles. Les mêmes hectares doivent produire l’alimentation humaine et animale, les fibres textiles, les agrocarburants, le biogaz et du bois de chauffage, mais aussi faire office de puits de carbone. Ce problème de compétition se pose aussi pour l’usage du biogaz : chaleur, transport, matière première pour la chimie…

À quoi donnera-t-on la priorité ? Notre projection met en exergue ces possibles conflits d’usage des sols et de l’énergie mais ne les résout pas. Là encore, le marché ne peut pas gérer cela sans l’arbitrage de politiques publiques : il faudra par exemple envisager une gouvernance de l’usage des terres et de la biomasse. « ZEN 2050 » est d’ailleurs la première de nos études en vingt-cinq ans d’existence qui se termine par des recommandations à l’intention de la société et des pouvoirs publics. Nous avons franchi ce cap, car il y a urgence.

Comment s’assurer que de telles transformations soient acceptées ?

Claire Tutenuit : Vers la fin de l’étude, nous avons réuni un panel de citoyens pour tester nos conclusions et recommandations, selon la méthode des consultations citoyennes : trois jours d’information par divers experts du sujet, et une journée entre eux pour formuler leur avis. Et là, leur réaction a été unanime : « On ne se rendait pas compte, c’est bien plus urgent que ce que l’on avait imaginé. » La pédagogie nous paraît donc une étape essentielle pour faire accepter des changements qui peuvent paraître disproportionnés si l’on n’a pas saisi les enjeux environnementaux dans leur globalité. Nous avons besoin d’un récit et nous espérons que celui que nous proposons pour les entreprises sera inspirant.

 

* Créée il y a 25 ans, l’association française des entreprises pour l’environnement (EpE) compte 45 membres dont la moitié des entreprises du CAC 40, mais aussi des filiales de grands groupes internationaux, ainsi que des entreprises publiques telles que La Poste ou la SNCF. Ses cinq thématiques principales sont le changement climatique, la biodiversité, les ressources – notamment la gestion durable de l’eau –, l’océan et la santé.

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