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Collège de France / Patrick Imbert
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13 septembre 2019

RENCONTRE Lucrezia Reichlin, Économiste et professeure à la London Business School

| IN - METIERS SECTEUR

Les dates clés

1986 : Docteure en économie à la New York University

2005-2008 : Première femme à diriger le département de la recherche de la Banque centrale européenne

2011-2013 : Directrice de recherches au Centre for Economic Policy Research

2013-2016 : Présidente du conseil scientifique de Bruegel, think tank européen basé à Bruxelles

2016 : Lauréate du prix Birgit Grodal de l’European Economic Association

2018-2019 : Titulaire de la chaire européenne du Collège de France

 


Les banques centrales agiront toujours pour défendre le système monétaire, que ce soit dans leur mandat ou non.

En cette rentrée, Lucrezia Reichlin publie La Banque centrale européenne et la crise de l’euro*. Dans cet essai, elle explique les faiblesses du cadre institutionnel de la zone euro observées entre 2007 et 2015, pendant la crise financière. Elle met en évidence la nécessité de consolider le système.

Pendant la crise financière qui a débuté 2007, la Banque centrale européenne (BCE) a rempli sa mission mais a outrepassé les compétences fixées par le traité de Maastricht. Cette prise de liberté était-elle nécessaire ?

Lucrezia Reichlin : La BCE a agi en respectant son mandat, c’est-à-dire le maintien de la stabilité des prix. Mais, pendant la crise, elle a aussi dû intervenir pour garantir la stabilité financière, dans une situation où une réponse coordonnée des gouvernements était nécessaire et a manqué. Elle a essentiellement été l’institution fédérale de dernier recours. La BCE étant une banque centrale sans le soutien d’un État unique, cela a créé des tensions entre les États membres et a parfois nui à l’efficacité de ses politiques. Le principe de son indépendance absolue a été testé pendant la crise quand une autorité s’est avérée nécessaire pour assurer la stabilité financière. Je cite ainsi l’exemple du SMP (Securities Markets Programme), le programme du marché des valeurs mobilières. Lorsque la crise souveraine est apparue en 2010, la BCE a demandé aux banques centrales nationales d’acheter des obligations d’État de pays en crise. Mais ce programme n’a pas été perçu par les marchés comme crédible, faute d’avoir l’accord et le soutien des gouvernements de la zone euro. En revanche, en 2012, en réponse à l’aggravation de la crise, quand la BCE a dévoilé son programme d'opérations monétaires sur titres (OMT) et évoqué des achats fermes de dettes souveraines sur les marchés des obligations secondaires, l’action de la Banque centrale a été perçue avec plus de crédibilité. En fin de compte, je pense que la BCE a été en mesure de défendre le principe de son indépendance, ce qui n’était pas évident compte tenu du défi. Il reste à voir si ce sera le cas si une nouvelle crise se profile.

 

Vous rappelez que le mécanisme européen de stabilité (MES) a été créé en 2012 et qu’un accord a été conclu sur l’Union bancaire…

Lucrezia Reichlin : La crise financière a finalement remis en cause le consensus qui prévalait jusque-là, selon lequel les banques centrales devaient être indépendantes et responsables sur un mandat étroit, sans intervenir sur le fonctionnement des marchés. Je retiens donc de cette ­expérience que la gouvernance économique de la zone euro doit être complétée par un consensus politique et un véritable outil fiscal fédéral qui puisse être activé dans des ­situations de crise aiguë.

 

Ce constat n’appelle-t-il pas certaines réformes institutionnelles urgentes ?

Lucrezia Reichlin : Absolument. Elles ont été envisagées par la Commission européenne et par plusieurs économistes et discutées notamment par les gouvernements français et allemand, mais malheureusement sans arriver pour l’instant à un quelconque consensus au-delà de l'idée d’un budget européen. Il a été question d’un outil de stabilisation budgétaire fédéral entre Emmanuel Macron et Angela Merkel. C’est quelque chose que le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, a lui-même évoqué récemment dans l’un de ses discours. La BCE a évité une crise du financement bancaire en 2012, en révélant des problèmes sous-jacents non traités. Maintenant, il nous faut un véritable outil de management de crise, à activer quand la zone euro se trouve dans une récession profonde. Nous avons déjà l’Union bancaire mais il faut faire plus et la rendre plus efficace. Il faut imaginer un outil fiscal pour la stabilisation des marchés et pour pouvoir intervenir dans des situations de crise bancaire généralisée.

 

Avec le recul, cet outil a-t-il manqué pendant la crise ?

Lucrezia Reichlin : Quand la crise s’est aggravée, il est devenu clair qu’elle menaçait la solvabilité de certaines institutions. À ce moment-là, il aurait fallu intervenir de manière agressive pour la recapitalisation de certaines banques mais c’était seulement possible dans les pays où il y avait une marge de manœuvre budgétaire. L’Allemagne a dépensé 5 % de son PIB pour sauver ses banques, par exemple, mais, pour l’Irlande, les banques étaient trop grandes par rapport à la taille de son économie pour que cela soit possible. Aux États-Unis, par exemple, il y a eu une recapitalisation des banques avec des fonds publics que l’on ne pouvait pas envisager en Europe. Il aurait fallu un espace fiscal au niveau de l’Union pour le faire. Dès lors, tout le poids de l’action a pesé sur la BCE et c’est cet interventionnisme qui a été controversé. Faute d’avoir les bons outils, on a repoussé le problème. On a perdu du temps et c’est l’une des causes de la deuxième crise européenne.

 

Pour vous, l’enseignement fondamental de ces épisodes est que la distinction entre les problèmes de liquidité et de solvabilité est trop académique ?

Lucrezia Reichlin : La BCE a réagi rapidement et efficacement à partir de 2007 pour remplacer un marché monétaire qui avait cessé de fonctionner. Réagir aux tensions sur les liquidités s’inscrivait parfaitement dans le mandat de la BCE. Cependant, à partir de 2010, des problèmes de solvabilité sont intervenus dans la zone euro. Mais ce constat parcourt l’histoire monétaire dans le monde entier. Dans de tels moments de crise, on observe partout une tension entre les différents mandats et la nécessité de sauver le système. La même tension est apparue aux États-Unis lors du sauvetage bancaire par la Réserve fédérale. Néanmoins, dans ce cas, le problème politique était moins délicat car il n’y avait qu’un État en jeu…

 

La séquence des événements vous amène à distinguer deux types de problèmes : la crise du système bancaire et la crise du marché des obligations des États membres souverains.

Lucrezia Reichlin : Ces deux crises sont toujours étroitement liées quand les banques sont poussées à acheter des obligations d’État. Les banques achètent donc les obligations et les États sauvent les banques. Dans les grandes crises, il n’y a pas de bilan séparé, tout est corrélé. La BCE n’a pas recouru au QE (quantitative easing) pendant la crise, mais elle est intervenue à travers les banques. Ses opérations de liquidités ont soutenu les banques et, indirectement, à travers cela, les États. Il est maintenant admis que les marchés financiers peuvent être dysfonctionnels et les banques centrales doivent pouvoir intervenir lorsque des mécanismes essentiels du système financier ne fonctionnent plus correctement.

 

C’est la remise en cause de la règle de Bagehot (selon laquelle la Banque centrale doit prêter à court terme les sommes nécessaires contre des garanties solides et à des taux incluant des pénalités) ?

Lucrezia Reichlin : La règle de Bagehot est apparemment claire, logique et conforme au mandat étroit de la BCE. Cependant, dans la pratique, ces règles sont inutiles car la distinction entre illiquidité et insolvabilité est le plus souvent impossible à établir en temps réel : les banques centrales ­agiront toujours pour défendre le système monétaire, que ce soit dans leur mandat ou non. Et la défense du système ­monétaire aura des conséquences à la fois monétaires et budgétaires. C’est pourquoi le mandat et la structure de ­gouvernance devraient en avoir conscience et l’anticiper.
La question n’est pas de savoir s’il faut ou non recourir à un ­prêteur de dernier ressort, mais comment organiser au mieux cette fonction de manière à préserver l’indépendance de la Banque centrale tout en garantissant sa capacité de soutien budgétaire.

 

Vous appelez à un consensus politique nécessaire. Quels sont les risques si l’on n’y parvient pas ?

Lucrezia Reichlin : Si une autre crise financière se profilait aujourd’hui, nous nous retrouverions encore dans une situation potentiellement grave sans avoir les outils nécessaires pour intervenir. Or, nous sommes dans une situation de fragilité où la Banque centrale a déjà fait beaucoup. Les taux d’intérêt sont à zéro et même négatifs. Nous arrivons un peu à la limite de ce que l’on peut faire. Dans une nouvelle crise aujourd’hui, une coordination des politiques budgétaires serait indispensable. Or, nous n’avons pas encore les outils. Nous pouvons déjà imaginer deux scénarios possibles dans lesquels soit on ne fait rien, soit, de façon plus positive, les États se réveillent et commencent à construire de nouvelles institutions. La gouvernance de la zone euro doit être réformée en concevant de nouvelles institutions qui régiraient les relations entre les autorités monétaires, fiscales et financières tout en établissant une capacité fiscale commune au niveau de la zone euro. À défaut, la monnaie commune restera vulnérable. Une vraie menace pèserait sur l’euro. Or je pense que l’euro est nécessaire à la prospérité des pays européens. Un retour aux monnaies nationales serait une catastrophe…

 

Êtes-vous optimiste ?

Lucrezia Reichlin : Il faut absolument approfondir notre fédération et la rendre plus robuste. Il y a déjà dans le mandat de la BCE des possibilités d’intervention qu’il faudrait juste clarifier pour lui donner plus de flexibilité. En cas de nouvelle grande crise bancaire, il manque aussi une instance budgétaire et fiscale de stabilisation au niveau fédéral, la possibilité d’intervenir, voire d’utiliser des fonds fédéraux pour la recapitalisation des banques. Mais, dans la situation actuelle, je dois reconnaître que je ne suis pas optimiste du tout. Je vois plutôt émerger des tendances qui vont dans la direction opposée. Lorsque les banques centrales sont exposées au risque de crédit, la question de savoir qui doit en assumer le risque est un facteur de discorde dans la zone euro.

 

Où se dessinent les lignes de discordes entre pays créanciers et pays débiteurs ?

Lucrezia Reichlin : La situation de beaucoup de pays a quand même évolué. Un pays de la « périphérie » comme ­l’Irlande se porte maintenant beaucoup mieux avec des taux de croissance très élevés. L’Espagne affiche aussi un taux de croissance plus élevé que la moyenne européenne. Le Portugal ne va pas si mal. Même la Grèce commence à s’en sortir. Le problème actuel, c’est surtout l’Italie. C’est un grand pays avec une dette très élevée qui ne s'est pas stabilisée, sa situation est plus délicate à résoudre. Cela va encore pour l’instant, simplement parce que les taux d’intérêts sont bas. Mais il reste un risque de downgrading, de dégradation de la note du pays, qui pourrait générer une crise grave. À cela s’ajoutent des questions plus politiques. L’Europe est actuellement très fragmentée par ces questions de souveraineté nationale sur beaucoup de sujets.

 

Comment percevez-vous la position de la France sur ces questions ?

Lucrezia Reichlin : L’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron a suscité beaucoup de confiance car il affichait un programme européen assez ambitieux. Depuis, j’ai été un peu déçue par ses discussions avec Angela Merkel, il semble avoir revu ses objectifs à la baisse. J’attends maintenant de voir si la France a le pouvoir de relancer un programme plus ambitieux. Mais tout cela ne dépend pas que de l’axe franco-allemand. Les pays nordiques ont leur mot à dire. Les pays de l’Est ont leurs problèmes. Et on ne sait pas exactement ce que l’Italie va faire…

 

Vous attendez de voir l’orientation du nouveau Parlement européen ?

Lucrezia Reichlin : Tout cela dépendra en effet des nouvelles institutions européennes et de ce que la Commission voudra et pourra faire (NDLR, l'interview a été réalisée en juillet 2019). En attendant, je suis persuadée que la zone euro doit achever sa gouvernance économique en concevant des instruments pour une capacité fiscale commune. Si nous n’apportons pas les changements nécessaires dans la structure de gouvernance, nous ne serons pas robustes quand surviendra la prochaine crise.

 

Quelles sont les principales conséquences des taux d'intérêts négatifs ?

Lucrezia Reichlin : Il est clair que les taux négatifs influent sur le secteur de l’assurance et de la banque et peuvent s’avérer, à terme, contre-productifs. Mais, pour le moment, les effets macroéconomiques sont encore positifs. Je pense que les taux d’intérêts vont rester bas et proches de zéro sur le long terme. La croissance tendancielle des pays européens est très basse, les taux réels doivent donc respecter cette situation d’équilibre. Comme l’inflation en Europe est inférieure à 2 %, je pense que la Banque centrale européenne maintiendra des politiques de taux bas pour faciliter les conditions d'accès au crédit. Cependant, la politique des taux d’intérêts négatifs a été très controversée et je vois beaucoup d’outils que la BCE pourrait utiliser, comme les achats de titres et pas seulement d’obligations d’État, ou bien la forward guidance (la communication prospective). On pourrait concevoir diverses politiques monétaires dans lesquelles il n’y aurait pas de taux négatifs dans un futur proche. Certes, il y a un effet bénéfique sur les taux de change, qui devraient aider l’économie à repartir, avec des effets positifs indirects pour la banque et l’assurance. La discussion est encore ouverte, mais, à long terme, les effets risquent d’être négatifs sur leur profitabilité. Je doute que ce soit une tendance de très long terme, je pense que la BCE est préoccupée par les ­effets des taux négatifs, notamment pour les assurances et les banques.

 

 

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