Interview Paul Deheuvels
« Tous les risques sont prévisibles », Paul Deheuvels, professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie, directeur du Laboratoire de statistique théorique et appliquée (LSTA).
l’actuariel : Pourquoi les techniques actuarielles sont-elles peu adaptées à l’analyse des très grands risques incontrôlés ?
Paul Deheuvels : Le modèle typique de l’actuariat repose sur la loi log-normale d’analyse des risques. Une loi qui s’adapte à toutes les situations dès lors que le risque est sous contrôle, avec un grand nombre de données statistiques : pour tarifer le risque automobile, un actuaire dispose de milliers d’informations. Or certains phénomènes sortent de ce cas de figure. Il s’agit de grands risques incontrôlés, pour lesquels on ne dispose que de quelques données : pour un risque sismique par exemple, on peut rarement s’appuyer sur plus de 7 ou 8 données historiques.
l’actuariel : Vous considérez pourtant que tous ces risques sont prévisibles ?
Paul Deheuvels : À la loi log-normale doit se superposer la loi de Pareto : dans une distribution de plusieurs millions d’observations apparaissent toujours quelques aberrations. C’est précisément
à ces aberrations qu’il faut s’intéresser. Le problème, c’est qu’elles sont difficiles à modéliser car leur espérance et leur variance ne sont pas toujours finies.
l’actuariel : Il faut donc extrapoler ?
Paul Deheuvels : Oui, en utilisant la loi log-normale si ces données sont proches les unes des autres et la loi de Pareto si elles sont éloignées. Prenons le cas d’un tsunami : si, parmi les quelques occurrences, les deux plus grosses vagues historiquement répertoriées sont de taille similaire (12 mètres par exemple), on peut considérer que la loi log-normale s’applique et que le risque de voir une vague supérieure à 12 mètres est négligeable. En revanche, si les deux plus gros sinistres historiquement enregistrés sont d’ampleur différente (une vague de 10 mètres et une vague de 15 mètres), il faut considérer, avec la loi de Pareto, que la prochaine vague pourra atteindre le niveau de la vague la plus haute, auquel s’ajoute l’écart avec la deuxième vague, soit 15 + 5 = 20 mètres. Ce calcul sommaire n’est, bien entendu, donné qu’à titre indicatif. Inutile de dire que ce type de prévision est difficile à faire admettre aux industriels et aux autorités ! Le statisticien doit avoir le courage de défendre ses calculs.