Les paradoxes de la médecine connectée
Alors que le financement de certains actes de télémédecine par la Sécurité sociale est en cours de négociation, beaucoup de complémentaires remboursent déjà certaines téléconsultations et proposent des objets connectés. En jeu : un modèle plus préventif que curatif. Mais surtout de nouveaux défis réglementaires, économiques et psychologiques…
Incroyable mais vrai sur le marché américain ! Depuis le 13 novembre, le premier médicament connecté est autorisé aux États-Unis par la Food and Drug Administration (FDA). Cet antipsychotique contient un capteur composé de cuivre, de magnésium et de silicium qui sera éliminé par voie digestive et avertit qu’il a bien été pris par le patient. Cette puce émet un signal vers un patch collé sur les côtes du patient qui transmet les informations recueillies à son smartphone via Bluetooth et une application. À lui de décider qui, de son médecin et de ses proches, a accès à ces informations, stockées sur un serveur sécurisé.
« La santé connectée est révolutionnaire », s’incline Sabrina Lauri. Cette ancienne infirmière a justement quitté son cabinet pour monter une start-up dans le domaine de la télémédecine. Sa future entreprise proposera des dispositifs de surveillance à distance, pendant la nuit, grâce à des objets connectés ou à des caméras. « Pour avoir suivi beaucoup de patients âgés atteints de pathologies diverses, je vois déjà dans la médecine connectée un moyen à la fois de garder des malades chez eux et aussi de mieux les suivre et d’éviter des hospitalisations coûteuses pour l’assurance maladie. » Entre deux rendez-vous avec l’agence régionale de santé pour décrocher toutes les autorisations nécessaires, elle affine son business plan, sûre des économies en jeu. Avec 92,3 milliards d’euros en 2016 selon les derniers comptes nationaux de la santé, la consommation de soins hospitaliers avait encore augmenté de 2,2 % par rapport à 2015 et ne cesse de progresser depuis dix ans. La part des dépenses hospitalières représentait 4,2 % du PIB en 2015 en France1 contre 3,3 % pour l’Allemagne en 2014. La part de l’hôpital dans les dépenses totales de santé s’élève ainsi à elle seule à 40 %, ce qui place la France dans le trio de tête de l’Union européenne.
Un mouvement qui s’accélère…
La médecine connectée représente aussi un défi pour le ministère de la Santé, qui a inscrit le développement de la télémédecine dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale 2018. Des négociations ont débuté en ce sens le 18 janvier entre l’Assurance maladie et les syndicats de médecins. « L’article 54 de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2018 prévoit en effet de basculer le financement de certains actes de télémédecine dans le droit commun de la Sécurité sociale, qui jusque-là était assuré à titre dérogatoire dans un cadre expérimental », précise Édith Bocquaire, actuaire certifiée IA, auteur du livre Pratique de l’assurance santé. Selon un récent rapport de la Cour des comptes2, la télémédecine laisse entrevoir une économie potentielle de 2,6 milliards d’euros par an pour les hospitalisations et les transports sanitaires évitables, voire jusqu’à 9 milliards pour le coût de la non-observance des traitements (notamment les coûts directs des complications liées à cette non-observance). Mais cette économiste rappelle que le champ de la médecine connectée est plus large encore : « Alors que l’Assurance maladie n’envisage de rembourser que des actes de téléconsultation et de téléexpertise, tels que les décrit le Code de la santé publique, les assureurs complémentaires ont déjà intégré la télémédecine dans leurs garanties, avec le remboursement des consultations par téléphone par exemple, et proposent des objets connectés dans le cadre de la prévention des maladies. » Signe que le mouvement s’accélère, de nouveaux partenariats et offres se multiplient. Depuis le 1er janvier, le groupe Santéclair propose à ses 10 millions d’assurés un service de médecine à distance remboursé à hauteur de cinq téléconsultations par an. « Nous avançons sur ce terrain car nous pensons que la notion d’immédiateté dans l’accès aux professionnels de santé fait partie des besoins qui sont en train de prendre de plus en plus d’importance », explique Marianne Binst, la directrice générale du groupe. En septembre, le groupe VYV a pris le contrôle de MesDocteurs, plateforme spécialisée dans le téléconseil et la téléconsultation médicale. « Nous proposions déjà des objets connectés depuis trois ans et lançons aujourd’hui la téléconsultation, ajoute Jean-Louis Davet, son directeur général délégué. Nous faisons le pari de répondre à une attente qui va se développer et que la France, qui est plutôt derrière ses voisins européens, rattrapera son retard. »
Un défi technologique et légal
Cependant, pour ces acteurs, l’enjeu est autant technologique que légal. « Je m’occupe notamment de contrats entre certains assureurs et leurs prestataires de services et une partie de mon travail consiste à vérifier que la protection des données personnelles soit bien contractualisée », témoigne Nadine Charles, avocate spécialisée en protection sociale. Elle rappelle que le règlement général sur la protection des données (RGPD), qui doit prendre effet le 25 mai, fournit un nouveau cadre de conformité fondé sur la responsabilité. « Dans le cadre du règlement européen, cela va encore s’accentuer. Des délégués à la protection des données (DPD) seront justement au cœur de ce nouveau cadre juridique. » Le groupe Humanis a ainsi revu sa politique. « Chez nous, cela passe notamment par un programme de big data mis en place en 2017 pour avoir une lisibilité transversale des données et les sécuriser conformément aux différentes réglementations (Solvabilité II, hébergement des données de santé, RGPD, etc.) », explique Nathalie Christiaen, directrice clients, stratégie, marketing et innovation chez Humanis. Dans le même temps, cet assureur travaille à un programme de connaissance et de segmentation client pour mieux identifier et anticiper ses besoins. « Il faut accompagner ce patient “ augmenté ” et devenir un vrai partenaire de vie. Nos services s’inscrivent notamment dans la prévention et certains de ces services de santé pourront avoir un impact sur les dépenses. » Pour avancer dans cette réflexion, Humanis a également signé en juin 2017, avec huit autres acteurs du secteur, un partenariat avec la chaire Prevent’Horizon (lire p. 53) de l’université Lyon 1 et la Fondation du risque. Objectif : passer d’une prise en charge curative à une démarche plus préventive. La chaire, qui se donne cinq ans pour intégrer les modèles de la prévention en santé dans le calcul économique des acteurs de l’assurance, rappelle que les dépenses de santé en France – 12 % du PIB – sont parmi les plus élevées des pays de l’OCDE. Or le pays affiche dans le même temps une espérance de vie sans incapacité très inférieure à la moyenne européenne ainsi qu’une mortalité précoce évitable très élevée.
Les limites d’un nouvel écosystème
D’après les projections d’Orange Healthcare, le volume des données de santé devrait être multiplié par 50 entre 2012 et 2050. Alors que l’on recensait déjà, en 2015, cinq milliards d’objets connectés dans le monde (montres, balances, podomètres, tensiomètres, etc.), ils seront 25 milliards en 20203. « Il y a un champ qui s’ouvre dont on ne mesure pas encore le potentiel, observe Philippe Lenca, professeur au département Logique des usages, sciences sociales et de l’information d’IMT Atlantique. Rien qu’avec une montre, on peut mesurer la qualité du sommeil. Le potentiel des nanotechnologies est énorme. La technologie, les données et les algorithmes vont permettre de mieux accompagner la santé de chacun. » Cet enseignant-chercheur, récemment intervenu au colloque « Des algorithmes et des hommes : quel avenir pour notre santé ? » organisé par le groupe RGA, s’interroge sur la future place de ce patient augmenté. « Selon une étude A.T. Kearney réalisée en 2015 4, il pourrait générer (en France, ndlr) une économie entre 16 et 35 milliards d’euros entre 2020 et 2025, notamment grâce à un meilleur suivi des maladies chroniques. Le montant de la prise en charge des ALD, soit 66 milliards d’euros, pourrait baisser jusqu’à 10 %. »
Au-delà de la technologie, de nouvelles pratiques
Encore faudrait-il dans un premier temps que les assurés puissent s’approprier ces nouveaux outils. Or les études montrent que beaucoup d’acteurs se cherchent encore dans ce nouvel écosystème. Le gouvernement, qui a aussi inscrit le développement des pratiques de télémédecine dans un Plan de lutte contre les déserts médicaux, table sur un million d’actes de télémédecine en 2020 et 1,3 million en 2021. L’ambition peut paraître modeste, mais le pari est loin d’être gagné : seuls 550 000 consultations ou actes auraient été réalisés par télémédecine en 2015, selon la Cour des comptes. « Malgré des études encourageantes, à ce jour, seuls 2 % des Français ont déjà eu recours à la santé connectée, observe Laurence Al Neimi, consultante au cabinet Wavestone et spécialiste en transformation digitale. Les médecins ont aussi des réserves car ils veulent garder leur place privilégiée vis-à-vis du patient. Cela ne paraît pas encore complètement naturel d’allier technologie et médecine. » Pour cette experte, ce changement dépendra aussi des négociations en cours entre l’Assurance maladie et les médecins. Car, pour l’heure, selon le dernier baromètre Santé 360 réalisé par la chaire Santé de Sciences Po5, 55 % des médecins restent réticents et estiment que la médecine connectée détériorera la qualité de la relation avec le patient. Autant de constats qui invitent Marianne Binst à une certaine réserve. « En actuariat, on avance en marchant, sourit la directrice générale du groupe Santéclair. Toutes nos hypothèses doivent maintenant être testées “en dehors du bocal”. Après tout, la médecine connectée peut générer des économies comme elle peut séduire des hypocondriaques en leur offrant un contact supplémentaire avec le corps médical. Nous serons beaucoup plus intelligents dans un an, voire plus. » Édith Bocquaire souligne elle aussi un retour sur investissement incertain. « L’assureur peut penser qu’à long terme sa sinistralité peut être réduite, mais aujourd’hui rien n’est prouvé, nuance cette experte. L’enjeu pour les complémentaires est davantage de se démarquer de la concurrence et de fidéliser leurs clients, ce qui, en soi, n’est déjà pas négligeable y compris pour la rentabilité du produit. » Mais surtout, cette enseignante en assurance de personnes et en actuariat rappelle que la structure des dépenses de santé des assureurs complémentaires n’est pas du tout la même que dans le régime obligatoire. « En 2016, ses principaux postes de dépenses étaient encore les biens médicaux, dont l’optique, à hauteur de 22 %, et le dentaire, à hauteur de 17 % (venant après les soins hospitaliers). Or ce ne sont pas les spécialisations les plus concernées à ce jour par la télémédecine ou les objets connectés, alors même que les complémentaires règlent les trois quarts des dépenses d’optique et près de la moitié des frais dentaires du patient. » Autrement dit : ce qu’elles investissent en téléconsultations et objets connectés profitera peut-être davantage… au régime obligatoire.
Profiler le service plutôt que l’assuré
Même s’il paraît plus optimiste, Jean-Louis Davet estime que ces bénéfices dépendront surtout de l’accès des assureurs à certaines données personnelles. « Il faut dire ce qui est : si on veut apporter des services avec une véritable valeur ajoutée, ils doivent être personnalisés, analyse le directeur général délégué du groupe VYV. Et, s’il veut les personnaliser, l’assureur doit pouvoir utiliser de la data personnelle, dont des données de santé. » Avec l’accord de certains assurés, le groupe a même commencé certaines expérimentations encadrées par la CNIL. « Nous avons procédé à la restitution de données de santé à un panel d’adhérents pour qu’ils comprennent les enseignements que l’on peut en tirer dans leur intérêt. C’est le début d’une réflexion que l’on portera ensuite en assemblée générale. » En revanche, pas question de profiler les clients ni de changer leur tarification : l’enjeu serait juste, éventuellement, de proposer des services à plus haute valeur ajoutée. « Donner accès aux données personnelles, c’est ouvrir la boîte de Pandore aux assureurs, alerte Pierre Miehé, actuaire certifié IA directeur chez Milliman et rédacteur en chef adjoint de l’actuariel. Comment sur la durée garantir aux personnes malades ou vulnérables qu’elles resteront assurables ? Qui pourra empêcher certains acteurs du marché de proposer des tarifs ultra-individualisés ? C’est une question de déontologie et de principe, il en va du fondement même de notre exercice : la mutualisation. »
Du principe à l’application, l’intérêt du patient est au coeur du débat. « Le développement de la santé connectée, notamment à travers les applications utilisant les données des objets connectés, va redonner du pouvoir aux patients, prédit Philippe Lenca. Cela va entraîner un nouveau rapport à la médecine professionnelle et à l’assurance car le patient sera plus averti. Ce nouveau savoir et l’accès à de plus en plus de données lui permettront davantage de gérer préventivement et de façon participative sa médecine personnalisée. » Reste à savoir jusqu’où l’assuré est prêt à aller. Lors de son récent colloque, le chercheur a demandé au public, soit environ 170 personnes, qui voudrait savoir aujourd’hui qu’il pourrait, par exemple, développer la maladie d’Alzheimer quinze ans plus tard. « Une seulement a levé la main. On parle de l’acceptabilité des données, mais il faut aussi mesurer, à long terme, l’acceptabilité des résultats. » Ce nouvel assuré, augmenté et connecté, pose encore bien des questions…
[traitement;requete;objet=article#ID=1485#TITLE=Interview de Pascal Pujol, chef de l’unité d’oncogénétique au CHU de Montpellier et président de la Société française de médecine prédictive et personnalisée]